Lettres de Fadette/Quatrième série/13

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 36-38).

XIII

À bâtons rompus


On ne parle que du froid intense, de la neige qui veut nous ensevelir, des pauvres qui manquent de charbon, des riches qui se plaignent de le payer trop cher, des torpillages allemands, de l’attente anxieuse des États-Unis, et quand on a discuté tout cela, on recommence. Alors, vous comprenez que Fadette, qui fait partie de cet on indéfini et quelconque, se demande ce qu’elle vous dira que vous ne sachiez déjà.

Tous aussi vous êtes au courant de la campagne pour apporter encore plus d’argent au Fonds patriotique et à la Croix-Rouge et vous êtes remplis de zèle pour faire largement votre part. De tous côtés les invitations pleuvent, et il n’y a même pas l’embarras du choix puisqu’on s’attend à ce que vous les acceptiez toutes.

Il semble bien que la tendance de cette année soit de demander aux gens de donner l’aumône en s’amusant : les jeunes s’en réjouissent et goûtent assez l’idée de gagner le ciel en dansant.

Mais soyons juste : il y avait dans les gares ce matin, par une température à geler un ours blanc, de braves petites dames qui mendiaient bien gentiment : celles-là ne s’amusaient pas, je vous l’assure, et elles y risquaient leur vie.

On annonce l’arrivée très prochaine du prédicateur de Notre-Dame. C’est presque une nouvelle mondaine, puisque c’est à l’église que bientôt nous suivrons la Mode.

« Les femmes sont de singuliers petits composés ! » Voilà ce que soupirent d’austères personnages qui philosophent devant leur table de travail en souriant de nos enthousiasmes, de nos activités et de nos engouements. Ils paraissent très sages, mais ils se dérangent peu pour les autres, et si les pauvres comptaient sur eux, ils gèleraient et mourraient de faim sans obstacles.

Et si nous potinions un peu ? Certains d’entre vous ont dû lire, dans un journal anglais, cette étrange lettre de la femme d’un pasteur protestant qui se plaint amèrement de l’indifférence de son mari : elle expose ses griefs au public et en appelle à lui pour juger le différend entre eux.

Les réponses sont venues variées et nombreuses, et elles m’ont amusée. Il faut vous dire que l’accusé est poète. Et que dans un poème un peu incohérent il gémit aussi du peu d’entente entre sa femme et lui. Elle a trouvé cette plainte et, à l’insu du pasteur, elle nous la met sous les yeux comme pièce à conviction.

Tout cela est d’un comique un peu triste et fait réfléchir sur les avantages du célibat pour nos pasteurs catholiques.

Des drames, il y en a des grands et des petits autour de nous. Ce matin, c’est un pauvre moineau tombé à demi-gelé au milieu des miettes de pain que je jette tous les jours pour les oiseaux sur la galerie. Je l’ai ranimé avec une goutte de vin : il s’est réchauffé, et maintenant il se jette avec rage contre les barreaux de la cage où je l’ai enfermé en attendant que le froid soit moins grand.

Il ne soupçonne pas mes bonnes intentions et dans son cœur d’oiseau il m’accuse d’avoir un cœur d’Allemand.

Ces si bons Allemands, qui, pour le bien de l’humanité, activent leurs tueries et nourrissent avec tant de prodigalité les monstres marins avec de la chair humaine ! Ils s’étonnent que nous leur souhaitions de crever de leur propre malice !

Pendant que je bavarde à bâtons rompus, un soleil froid fait étinceler la neige sèche, le vent la soulève en tourbillons aveuglants, et j’ai peur du froid, comme j’aurais peur d’un être malfaisant qui me guetterait pour m’étouffer, aussi, je ne bouge pas.