Lettres de Fadette/Quatrième série/06

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 15-18).

VI

Une création féministe


Les amusantes initiatives que peuvent avoir les femmes quelquefois ! Heureusement, il faut regarder au delà des mers ou par-dessus la frontière pour voir les véritables extravagances qui font rire les gens qui ne se piquent que d’être ordinaires et raisonnables.

Dans le Texas, une Américaine — Miss Mary Hayden, — a acheté cinq mille âcres de terre pour y établir une colonie agricole à l’usage exclusif des femmes qui ne veulent ni de la compagnie ni de l’aide des hommes. Ai-je besoin de vous dire que cette création a germé dans le cerveau d’une romancière, célibataire et d’âge mûr ? Il faut toutes ces conditions réunies pour avoir pris en telle aversion les pauvres hommes qui attendent philosophiquement les résultats de l’entreprise.

L’appel de Miss Hayden à « toutes les femmes éprises de liberté et d’exercice », — elles en auront, c’est sûr, — est typique. Elle demande aux candidates l’apport d’un petit capital et le concours de leur travail pour les travaux extérieurs ou intérieurs de la colonie ; et elle assure que toutes celles qui désirent s’affranchir du joug masculin seront les bienvenues. »

Ces « colons » nouveau jeu ne s’effrayent d’aucune tâche et ne reculent pas devant les plus rudes labeurs : elles prétendent labourer, semer, faucher, moissonner, soigner les animaux et bien démontrer que la femme peut se passer des hommes sur la ferme comme partout ailleurs.

Mais voici que nous arrivons à une clause réjouissante et qui fera sourire ceux dont ces enragées féministes se gardent si fort ! Prévoyant le cas où le retour à la vie de la nature les engagerait à sortir d’un isolement farouche, elles disent, que s’il en est parmi elles qui désirent se marier, elles auront le droit d’établir leur époux sur le territoire colonial, mais il demeurera exclus de l’administration… Non ! mais les voyez-vous, ces princes consorts !

C’est à donner envie d’être homme pour aller voir ce qui se passe dans cette singulière colonie de vieilles filles, qui, je me l’imagine, ressemblent aux hommes qu’elles prétendent détester. Je dis « prétendent », parce que leur dernière clause me paraît louche, et dans dix ans, la colonie pourrait fort bien être peuplée normalement, et ce sera la fin d’un rêve ! Il est évident que ces femmes s’ignorent elles-mêmes quand elles croient sincèrement préférer se passer des hommes. Elles commenceront leur vie nouvelle avec ardeur, mais outre la fatigue physique, l’ennui « naîtra de l’uniformité », ou peut-être aussi, — tout est possible, — du peu d’entente entre ces femmes qui ne seront pas plus disposées à céder à leurs compagnes qu’aux hommes qu’elles fuient, et sans concessions réciproques, on sait que les communautés comme les ménages deviennent des enfers.

C’est après quelques combats à la fourche et au râteau que nos fermières se diront que la vie normale, malgré ses inconvénients, est peut-être encore la plus heureuse !

Si jamais j’apprends quelque chose sur leur sort, j’aurai du plaisir à vous le communiquer.

En attendant, voyons ce qu’il y a de bon dans le projet de ces Américaines ; cet amour de la vie agricole devrait être encouragé dans nos campagnes qu’abandonnent tant de jeunes femmes et de jeunes filles pour venir dans les villes faire un travail d’esclave dans les usines malsaines : pour un peu d’argent elles consentent à perdre leur indépendance et à compromettre leur santé physique et morale, et on comprend difficilement qu’elles aient fait volontairement un choix si désavantageux.

Il serait bien utile de faire connaître à la campagne tous les éléments de bonheur et de bien-être que comporte la vie agricole ; ce serait une œuvre nécessaire même, et cette prédication aux femmes devrait être faite par des femmes qui ont pu faire des comparaisons et qui ont vu gâchées et empoisonnées des vies qui eussent été saines et heureuses.