Lettres de Fadette/Quatrième série/05

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 13-15).

V

Le Grand Maître


La Bruyère voulait probablement dire une grande méchanceté aux femmes en affirmant « qu’elles guérissent de la paresse par la vanité et par l’amour. » Il est bien charmant ! Plût au ciel qu’on pût dire des hommes que l’amour les guérit de leurs défauts !

N’en déplaise à La Bruyère, ce serait plutôt à l’éloge des femmes qu’un de leurs défauts pût se guérir par le sentiment, et que la femme qui aime fût susceptible d’une transformation totale.

Hélas ! l’expérience est là pour démontrer lamentablement que l’amour qui prétend tout transformer et renouveler dans les âmes n’a pas un règne assez long pour que ces changements à vue soient durables. J’ai une tendance irrésistible à donner des figures aux choses abstraites, et je me représente les âmes habitées par des esprits bons et mauvais qui conseillent, suggèrent, entraînent discutent et sont à tour de rôle moralistes et séducteurs. Quand l’Amour entre dans l’âme, tous ces petits esprits se taisent, s’inclinent, car il a grande allure, ce Vainqueur, mais je leur vois une ironie discrète : ils attendent… et chacun garde sa place. C’est qu’ils savent parfaitement que leur effacement est temporaire et qu’il n’est pas d’amour assez grand pour empêcher un caractère humain de se manifester.

Que le grand amour dure ou qu’il passe en étoile filante, les petits esprits intérieurs, un instant éblouis et étourdis, recommencent bientôt à s’agiter dans les pauvres âmes que le plus parfait amour ne peut refaire !

Je conseillerais donc aux jeunes filles qui croient fermement que leurs défauts dépendent de leur entourage et que le mariage fera épanouir leurs perfections, de se guérir vite de cette illusion, et de chercher à se bien connaître afin d’être en garde contre leurs tendances fâcheuses.

Oh ! je ne médis pas de l’Amour, c’est un grand maître et qui les aidera certainement à trouver le meilleur de leur âme, mais qu’elles ne se flattent pas de devenir des anges sous son empire ; elles seront ce qu’elles sont, et peut-être un peu pires, car elles auront plus de contrariétés et plus de causes d’énervement.

L’Amour qui transforme — car il existe — est de qualité précieuse et rare et on le chercherait en vain dans les petites âmes frivoles et légères : elles ont surtout besoin d’adulations et elles ignorent la grandeur du don absolu de soi que met dans un être humain l’étincelle qui accroît les facultés, fait rayonner la vie et donne de l’intérêt aux choses les plus banales.

On a vu des petites filles vaines et égoïstes devenir des femmes dévouées et sérieuses parce qu’elles aimaient… mais c’est l’exception, comme tout ce qui est très beau. Ces petites filles avaient conservé un cœur pur qui ne s’était pas éparpillé dans les flirts et les jeux de coquetterie, et c’est pourquoi l’Amour y devint le souverain et sut commander aux esprits intérieurs qui se soumirent et furent ses esclaves.