Lettres de Fadette/Quatrième série/04

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 11-13).

IV

Entre chien et loup


Fin de jour… une tristesse s’est glissée avec l’ombre dans le joli salon où nous cousons pour les pauvres. Et le silence peu habituel n’est même pas remarqué par les bavardes que nous sommes ! Avons-nous parlé, ici, tous les vendredis, depuis tant d’années et sur tous les sujets imaginables ! Dans le petit cercle intime nous avons appris à déposer le masque obligatoire, et nous risquons nos opinions sans compromettre notre réputation de personne raisonnable ! Le soleil ou la pluie, les chansons ou les plaintes du vent ont nuancé ces conversations intimes, où plus d’une, exprimant d’un air détaché une idée générale, laissait apercevoir, sans s’en douter, les propres mystères de son cœur. Aujourd’hui nous étions silencieuses et chaque essai de conversation retombait comme un oiseau dont l’aile est brisée.

L’horloge égrenait les minutes lentement, et la première neige, dans un frôlement délicat, se plaquait sur les vitres avec un petit bruit d’insecte qui gruge ; l’ombre grandissait, les ouvrages glissèrent sur les genoux des travailleuses, pendant que leurs doigts fins jouaient distraitement avec les dés et les ciseaux qui jetaient des lueurs claires quand un rayon du foyer les touchait. — « Comme nous sommes bien ici ! Mais j’ai peur, moi, de ce qui vient. Et l’année prochaine, à cette même date, nous serons peut-être dans l’angoisse de l’inquiétude… ou dans le deuil ! »

Ce spectre de la conscription était tapi au fond de nos cœurs, et de l’en sortir avec des mots conjura le silence qui avait pesé sur nous.

Nos langues se délièrent et dans la demi-obscurité de la pièce qu’on refusa de faire éclairer, nous laissâmes nos cœurs déborder, et il se dit bien des choses dans mon petit salon !… bien des choses tristes, libertaires, amusantes ; généreuses et charitables aussi, bonnes gens, rassurez-vous !

Car il y a des gens qui voudraient qu’on ne soit bon qu’à leur façon, qu’on n’entende les choses que de leur oreille, qu’on ne soit charitable que pour leurs œuvres, et qu’on fasse table rase de toutes nos opinions pour adopter les leurs, en les remerciant gentiment de nous enlever la peine de penser par nous-mêmes.

Ceux-là auraient peut-être un peu dressé les oreilles en entendant nos petits discours et ils n’auraient pas manqué une si belle occasion de nous critiquer.

Mais aucun de ces fâcheux n’était là, et je vous prie de croire que personne ne se gêna pour dire sa façon de penser. J’ajoute modestement que si notre façon de penser a ses audaces, elle demeure raisonnable, et nous aurions certainement étonné nos détracteurs qui prétendent que les femmes ne sont pas logiques. Notre animation avait chassé la tristesse du commencement de l’après-midi, et quand vint l’heure de nous séparer, ce fut au milieu de joyeux bonsoirs, que se dispersèrent, dans la neige toute fraîche, les « fidèles » de notre vendredi.