Lettres de Fadette/Quatrième série/07

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 18-22).

VII

Avant le féminisme


Vers 1633, les Jésuites avaient bâti leur « Résidence de Saint-Joseph » à Ihonatiria, importante bourgade des Hurons, à mi-chemin entre Québec et les Trois-Rivières. Ils n’y étaient que depuis peu de temps et leur influence était considérable sur ces sauvages de mœurs plus douces et moins vagabondes que celles des autres tribus.

On était aux premiers jours d’octobre : la belle saison se mourait doucement dans la gloire rutilante qu’apportent aux arbres canadiens les premières atteintes de la gelée. Après quelques jours de froid, la chaleur avait ramené l’été des sauvages, doux, voilé, d’une grâce mélancolique si profondément belle ! Le village silencieux paraissait dormir dans cette fin de jour : le départ de tous les chasseurs pour la grande saison rendait la bourgade singulièrement tranquille. En pays sauvage ou en pays civilisé, on accuse volontiers les femmes d’être bruyantes, mais là ou ici, que les hommes disparaissent et on n’entend plus rien. Je n’essaie pas d’expliquer le phénomène, je le constate.

Ces réflexions ne préoccupaient pas Ourontinouconeu (Petite Lumière), qui, d’un pas lassé, revenait à la bourgade en longeant le fleuve. Une inquiétude voilait ses yeux sombres ; elle marchait sans voir, ne regardant qu’en elle-même, indifférente aux grandes vagues murmurantes, au vol des mouettes, à la chanson des arbres qu’un vent léger balançait avec un froissement doux de feuilles sèches qui tombent. Elle était si absorbée qu’elle passait, sans le voir, près du Père Richard qui l’arrêta pour lui demander de quel côté chassait son père. — Par là, fit-elle brièvement en étendant le bras vers le nord, et elle continuait son chemin, mais le vieux prêtre posa légèrement la main sur son bras pour la retenir : — Qu’as-tu, mon enfant ? On t’a fait du chagrin ? — Et la voix cassée s’était faite si paternelle pour prononcer les mots de l’idiome étranger, que la jeune fille releva la tête et une expression ardente fit étinceler ses beaux yeux. Elle eut une seconde d’hésitation, puis elle dit moins sèchement : — Regarde dans ton cœur, Robe Noire, tu y trouveras mon chagrin. — Je ne comprends pas, ma pauvre petite, explique-toi, que puis-je faire pour te rendre service ?

Farouche, elle secoua la tête, refusant de répondre. Le bon Père reprit : — Tu sais que le bon Dieu, mon Manitou à moi, entend mes prières, je lui demanderai de te consoler. — Elle haussa les épaules, froidement dédaigneuse, puis, un éclair méchant dans les yeux, elle murmura passionnément : — Ton Manitou, je le déteste… et toi aussi ! — Et elle s’enfuit si rapidement que le religieux, interloqué, resta planté là, la regardant disparaître en se demandant ce qui pouvait bien se passer dans cette petite tête de primitive qui lui rappelait en ce moment les mystérieuses complications de ses sœurs de France.

Pendant ce temps, la jeune indienne poursuivait sa course : elle traversa la bourgade, et s’engageant dans un sentier de la forêt, légère et rapide, elle continua son chemin sans souci de l’ombre qui descendait et des branches qui accrochaient ses cheveux.

Elle s’était sauvée afin de ne pas céder au désir de se plaindre à la Robe Noire. Non, elle ne s’humilierait pas jusqu’à le prier de lui rendre celui qu’elle aimait, le beau Nitahokan !

Il lui avait dit, quand les pommiers étaient en fleurs, qu’elle lui plaisait, que ses yeux ressemblaient à des étoiles ; hélas ! maintenant, attiré par la Robe Noire, ensorcelé par une chose qu’il feuillette en marmottant, il n’a plus pour elle ni regards, ni sourires.

La Robe Noire lui a jeté un sort : il n’a même pas suivi les chasseurs, cette année, il reste à la bourgade, comme une femme ! Ces odieux petits signes noirs sur les feuilles blanches, ont-ils donc le pouvoir de l’empêcher de voir que les yeux de son amie sont toujours beaux et que son cœur est rempli d’amour ? Reprise par son grand chagrin, lasse de sa course folle, elle se laisse glisser sur la mousse, et désolée, elle regarde le ciel où, une à une, les étoiles s’allument. Mais, comment n’y a-t-elle pas songé, encore ! Elle interrogera les esprits, ils lui diront, eux, ce qu’il faut faire pour reprendre la pensée de son ami !

Et dans le sentier sauvage, elle attend le passage des âmes pour les questionner. Car tout le monde sait que la voie lactée, appelée par les Hurons le « Chemin des Âmes », est la route suivie par les esprits des morts se rendant à leur dernier repos, là-bas, très loin, où le soleil se couche.

… Enfin paraît dans l’azur profond la voie blanche où les étoiles innombrables brillent de plus en plus attirantes. Petite Lumière de la terre interroge, anxieuse, les petites lumières du ciel, âmes d’ancêtres qu’elle appelle à son secours. Soufflent-ils de l’espoir dans le cœur de l’enfant désolée ? Qui peut savoir… mais voici qu’un bruit de branches cassées et une voix connue la tirent de son extase. — Que fais-tu là, Petite Lumière, toute seule dans la nuit ?

La voix grave, le beau visage impassible du jeune chef ne trahissent aucune émotion, pas même la surprise. Troublée, la jeune fille baisse les yeux sans répondre. Il insiste, avec, dans la voix, une note impérieuse, à laquelle elle cède : — Je demandais aux Âmes de me rendre ton cœur, Nitahokan. — Mon cœur cherche le tien, Petite Lumière, et quand trois lunes auront vécu, j’irai trouver ton père, et je lui dirai : « Donne-moi ta fille, je veux en faire ma femme. »

Un éclair de joie illumina la figure de la jeune fille et cependant elle répondit froidement : — Je ne serai ta femme, Nitahokan, que si tu rends à la Robe Noire l’objet du Mauvais qui retient dans ses feuilles maudites tes yeux et ton cœur. — Tais-toi, Petite, tu n’as pas d’esprit, fit-il condescendant et flatté de la jalousie de la jolie enfant. Le livre ne vient pas du Mauvais, il me rendra savant, aussi savant que les chefs blancs, aussi sage peut-être que la Robe Noire ! — À rien ne sert d’être si savant et si sage, mon cœur ; en seras-tu plus habile chasseur et plus brave guerrier ? Je ne serai jamais heureuse si tu mets ta pensée dans ce livre qui t’éloigne de moi ! Rends-le à la Robe Noire, il est vieux et il lui appartient d’être sage ! Aime-moi, Nitahokan, cela seul est bon !