Lettres de Fadette/Première série/57

Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 136-138).

LVI

Les séparés


Il faut croire que l’on me suppose de la sagesse, puisque si souvent on me consulte au sujet des complications qui surgissent à tous les tournants des vies de femmes.

Si cette confiance me flatte et m’honore, la responsabilité dont elle me charge m’effraie bien un peu, et devant certains points d’interrogation, je me dis qu’une question est plus facilement posée que résolue.

Je sympathise avec ceux qui cherchent toujours à comprendre et à savoir les « pourquoi » de toutes choses, mais c’est une disposition qui nuit au repos de l’âme, et il m’arrive d’envier la quiétude de la bonne et confortable grosse dame dont le principal souci se borne à faire « bien manger son monde ».

Trois des dernières communications reçues expriment la même curiosité en des termes qui se nuancent à la tournure d’esprit des questionneuses.

Posée en boutade rieuse par la petite personne gaie, tristement par la délicate que la vie meurtrie, tragiquement par celle que la souffrance affole, la question, dans toute sa simplicité apparente, est celle-ci : Pourquoi, entre des personnes qui s’aiment réellement et qui se veulent du bien, y a-t-il des barrières morales infranchissables qu’aucune bonne volonté ne peut démolir ? Tout au plus, aux très bons jours, est-il donné aux séparés de s’apercevoir par-dessus le mur et au prix d’une gymnastique spirituelle qui ne peut durer longtemps ! — Cette impossibilité de se comprendre se révèle dans les silences qui glacent, dans les réponses « à côté », dans les interprétations qui blessent ; on a beau faire d’un côté et de l’autre, l’entente rapide et spontanée est impossible, et le danger des explications décourage souvent de les tenter. « À quoi bon ? se dit-on, il ne peut comprendre ! elle ne peut savoir, c’est inutile ! »

Et l’on se tait, ou l’on parle froidement quand il faudrait convaincre et persuader, et l’on échoue misérablement.

Ces « séparés » sont des éternels étrangers ! Ils ne nous connaissent pas comme nous sommes, mais comme nous nous faisons pour eux, à cause de leur éloignement deviné et senti si douloureusement.

Qu’y a-t-il à faire ? Rien. Quand vous n’avez pas appris l’hébreu, vous ne vous étonnez pas de ne pas comprendre ces Juifs qui causent près de vous ? Eh bien, cette âme et la vôtre parlent chacune une langue inconnue à l’autre… et vous ne pourriez même l’apprendre ! Résignez-vous, soyez douce à l’« autre » qui souffre comme vous, et n’essayez pas des rapprochements impossibles. Surtout, n’en voulez jamais à ceux qui ne sont pas plus coupables que vous « de ce qui est », en dehors de leur volonté.