Lettres de Fadette/Première série/58

Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 138-140).

LVII

Le refuge


En ces courtes journées de novembre, l’ombre, en s’appesantissant sur la ville, semble en chasser la joie et faire sortir toute sa lassitude et toute sa misère ! On va dans la nuit, accablée soi-même de la fatigue de ces pauvres gens qui se bousculent aux coins des rues et les grappes humaines accrochées aux tramways nous font soupirer : « Jamais, jamais on ne réussira à transporter chez eux tous ces travailleurs qui n’en peuvent plus ! »

Elle paraît si dure la vie de ces pauvres êtres dont la journée, commencée avant le lever du soleil, se continue dans les fabriques, les ateliers, les magasins pour se terminer dans cette bousculade affolée de six heures.

Hier soir, j’étais haletante de les voir tant courir ! Notre-Dame, à deux pas, m’ouvrait la sérénité de son abri, je m’y réfugiai.

Un parfum d’encens flottait encore dans l’air ; à la clarté diffuse des lumières isolées qui piquaient l’obscurité de petites étoiles, on apercevait les groupes dispersés dans la vaste nef, et dans le silence recueilli on percevait le bruit des pas amortis, et comme un murmure de prières, de glissement de chapelet, de soupirs, et, tout près de moi, je distinguai des sanglots.

Si près, que je saisis la silhouette de la jeune femme élégante dont le bruissement soyeux avait attiré mon attention dès son entrée.

Elle pleurait désespérément, comme on pleure devant l’irréparable. Elle n’était pas en noir, mais n’y a-t-il pas des morts plus tristes que celles qui nous revêtent de deuil ?

Et je pensais, remplie de pitié, que parmi les affairés et les fatigués que je plaignais tout à l’heure, plusieurs peut-être avaient jeté un regard d’envie sur cette jolie femme riche, qui passait légère à travers leurs groupes pressés. Dans un instant elle sortirait d’ici, la tête haute, cachant sous un masque serein le chagrin refoulé dans les profondeurs de son âme. Car il lui faut parader, tenir son rang, jouer la comédie du bonheur, et sa vie est probablement plus compliquée et plus difficile que celle de la petite employée qui s’est exclamée : « Est-elle chanceuse, celle-là ! »

Et dans l’église, de plus en plus déserte, je restai longtemps, triste de tant de douleurs coudoyées, mais singulièrement illuminée de la conviction que tout est bien ainsi, et que toutes les vies seront endurables aussi longtemps que nous jetterons nos angoisses et nos désespoirs aux pieds de Dieu qui les attend et qui veut que nos âmes ne puissent être profondes et belles qu’à la condition d’être creusées par les larmes et transformées par le travail et la souffrance.