Lettres de Fadette/Première série/56

Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 134-136).

LV

Les timides


À côté des gens qui se vantent, qui se donnent pour ce qu’ils ne sont pas, qui font de belles phrases pour exalter la noblesse et la délicatesse de leurs sentiments, illustrés d’ailleurs par les actes les plus mesquins, il y a des êtres timides, moralement recroquevillés, qui se défendent d’être sensibles et aimants ; ils affectent de la froideur quand l’émotion les fait trembler, et ils s’immobilisent dans une inaction prudente en résistant à l’impulsion qui les porterait à se dépenser pour les autres.

Ils sont comme les plantes poussées dans les caves : leurs tiges blanches et molles sont à peine vivantes, parce qu’elles ont vécu dans l’obscurité : ces âmes dont je parle ont vécu aussi sans soleil : elles n’ont pas rencontré, dans leurs familles ou en dehors, la sympathie qui les eût rendues vigoureuses en leur donnant l’assurance et le courage nécessaires pour être bon, car il en faut.

Les personnes molles et trop timides peuvent avoir en réserve des trésors de bonté, mais elles ne savent pas l’exercer : leur vie se passe entre le désir de faire du bien aux autres et le regret de ne l’avoir pas osé.

C’est Maeterlinck qui nous dit de ne pas laisser la Bonté, vivre en nous comme une prisonnière à qui l’on défend d’approcher des barreaux de sa prison. La comparaison est saisissante ; elle nous permet d’apercevoir, en une vision rapide, tant d’êtres qui refoulent leur sensibilité, et cachent, comme si elle était laide, la Bonté repoussée au fond d’eux-mêmes.

Cette timidité de ce qui est meilleur en nous est une infirmité morale dont les parents sont très souvent responsables. Ils n’ont pas su créer dans les âmes qui leur étaient confiées la confiance qui s’élance, la pitié qui pleure, la bienfaisance qui veut soulager, la simple complaisance qui est heureuse de se gêner pour rendre service. D’un mot sec, d’un geste brusque, ils ont repoussé l’offre timide, l’avance discrète ou la caresse tremblante, et sans souci de blesser la petite âme transie, ils n’ont pensé qu’à eux, à leurs soucis, à leur difficultés ! Ils se sont répandus en plaintes si amères sur la dureté de leur vie, que les enfants ont cru que leurs parents leur reprochaient d’exister, et leur cœur s’est replié, rapetissé et quelquefois durci.

Ils sont sortis de la famille ayant perdu confiance en eux-mêmes, habitués à se défendre à coups d’égoïsme contre l’égoïsme ambiant. Seront-ils donc toujours des solitaires, et des faibles parce qu’ils ont peur d’être bons ? Peut-être ne comprennent-ils pas la raison de leur malheur, et qu’en y réfléchissant ils découvriraient que la bonté appelle la bonté comme l’amour appelle l’amour. S’ils savaient surmonter leur réserve, donner la liberté à leur « âme enchaînée », ils iraient, les mains tendues, vers tous ceux qui les attendent depuis si longtemps et qu’ils ont désappointés… et après, tout leur paraîtrait clair et facile ; leur âme au lieu de se traîner en gémissant serait portée et soulevée par son propre élan qu’aucun lien ne retiendrait.