Lettres de Fadette/Deuxième série/16

Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 42-44).

XVI

En plein dégel


Le ciel est couleur de poussière, la rue est sale, Montréal dégèle, et pendant des semaines, nous vivrons dans ce cauchemar : notre ville s’étirant dans la boue avant de s’éveiller franchement aux jolies lueurs du printemps !

Quand c’est par trop inendurable, et pour nous reposer de la laideur, le bon Dieu déchaîne une de ses tempêtes blanches : elle accourt en soufflant, elle secoue de la neige en grands tourbillons, qui reblanchissent la ville noire, et puis, il recommence à fondre et à dégouliner, et nous recommençons à nous lamenter, à moins que, renonçant à regarder les rues, nous fassions retraite en nos âmes pour voir ce qui s’y passe à la suite de ce carnaval si étourdissant que quelques jeunes filles ont dû oublier qu’elles avaient une âme.

Le dégel a du bon, et survenant avec le carême, il est même bienfaisant : l’ennui de l’un s’alliant au sérieux de l’autre, est propre à aider à la réflexion — et l’absence de réflexion est phénoménale chez les petites mondaines.

Parions qu’elles n’ont jamais pensé que rien de ce qu’elles disent ou font n’est indifférent, parce que toutes nos actions ont des conséquences lointaines que nous ne pouvons voir mais qui atteignent les autres pour leur aider ou leur nuire.

Les petites poupées qui ignorent leur âme, ignorent également l’âme des autres, mais leur inconscience n’empêche pas leurs actes de se poser et de développer ensuite des conséquences.

Étourdiment, elles ouvrent la porte de la cage d’où s’échappent follement les paroles imprudentes, les actions que rien n’empêchera d’avoir existé, et dont elles ne seront pas seules à subir les résultats immédiats ou lointains. Si elles se doutaient de la puissance d’un sourire narquois ou d’une protestation énergique, pour créer un doute ou affermir une conviction, elles seraient plus circonspectes et ne s’exposeraient pas si souvent à être des inspiratrices mauvaises. Nous ne surveillerons jamais trop nos paroles, nos attitudes, nos actions et nos silences… Quelles lâchetés recèlent certains de nos silences qui paraissent approuver ce, qu’au fond, nous condamnons. Nous nous taisons, par respect humain, quand, par respect de notre dignité nous devrions crier nos désapprobations.

Vous ne croyez pas, mes amies, que je vous incite ici à blâmer et à critiquer les personnes ? Jamais de la vie ! Nous n’avons pas le droit de les juger, nous ignorons leurs motifs, leurs raisons et leurs excuses, et en en parlant avec indulgence nous serons toujours du bon côté ; non, mais sachons parler pour critiquer et désapprouver les modes indécentes, les pièces peu convenables, les manières osées, les libertés excessives. Au lieu de laisser faire en silence, ou de suivre le courant, avec l’excuse que « tout le monde le fait », écartons-nous du troupeau : n’ayons pas honte d’avoir une conscience et des principes solides et courageux.

J’ai le bon souvenir d’une jeune fille répondant fièrement à une autre qui se vantait de lire en cachette des romans suspects trouvés dans la chambre de son frère : — « Oh moi, j’aurais honte de les lire et honte aussi de m’en cacher ! » Voilà ce que j’appelle savoir parler à propos.