Lettres de Fadette/Deuxième série/15

Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 39-42).

XV

Notre ami le diable


Toutes les femmes, mes sœurs, aiment à contredire et à discuter : c’est un besoin éprouvé par les petites filles à un âge où les bons gros petits garçons acceptent paisiblement ce qu’on leur impose et grognent plus qu’ils ne discutent.

Nous discutons bien et nous discutons mal, à tort et à raison, et nous discutons beaucoup : avec nos parents, nos amis, nos maris, nos enfants ; on en a vu discuter avec leur curé, d’autres avec leur propriétaire ! Mais celui avec qui nous discutons le plus volontiers, le plus souvent, et ce qui est plus remarquable, sans nous en douter, c’est le diable ; oui, mesdames, le vulgaire, finaud et redoutable diable.

Et croyez-moi : entamer la discussion avec le personnage c’est se condamner d’avance à la défaite, car il est fin… en diable !

Depuis la déplorable aventure du paradis terrestre, le diable, qui nous a pratiquées avec un art consommé, a reconnu que le meilleur moyen de faire des affaires avec les femmes, c’est encore son premier moyen : nous amener à discuter l’autorité et à vouloir savoir tous les « pourquoi » et tous les « comment ». Le fin compère utilise à son profit cette disposition qu’aucune dure leçon n’a pu corriger.

Il est cependant une espèce d’âmes de femmes que le diable dédaigne, car il a trop à faire pour perdre son temps : ce sont les âmes d’une droiture intransigeante et dont la vertu austère repousse l’ombre de l’ombre du mal. Il n’a aucune chance avec elles, puisqu’elles refusent toute discussion avec lui.

Avec elles, pas de distinction subtiles : ceci est bien, cela est mal ; ceci est permis, cela est défendu ; il ne leur vient pas à l’esprit de chercher pourquoi les défenses, ou bien s’il y aurait une brèche à la loi qui leur permettrait d’y échapper. Elles l’acceptent pleinement, aveuglement, et elles vont leur chemin tout droit, sans tourner la tête, sans écarts, sans reculs, sans essayer d’adoucir la route en prenant des sentiers de traverse. Elles ont peu de tentations ; elles les ont écartées d’un bloc par le fait de refuser d’entrer directement en cause. Elles sont dominées par la loi, par le devoir, et elles sèchent, s’il le faut, de fatigue, de chagrin et de misère, sans crier grâce et sans se révolter. Ce sont des saintes et elles sont rares, je n’ai pas besoin de vous le dire.

Les autres, les « ordinaires », sont d’une imprudence qui explique bien des erreurs et bien des chutes, et leur plus grosse inconséquence c’est d’entretenir avec le diable un petit commerce qui n’est pas précisément un commerce d’amitié, mais ce sont des « relations de société » qui permettent les conversations et les discussions les plus variées. Aux plus droites et aux meilleures, il suggère de côtoyer le danger pour voir comment il est fait ; il leur amène en tapinois des pensées malsaines et leur fait croire qu’elles affirmeront leur sagesse en les discutant. Cela fait son affaire à lui ! Il sait qu’il est nuisible de retenir ces idées, de les dévisager, de nous habituer à elles, et même de nous quereller avec elles.

Si parfois quelqu’un, avisé et sage, nous avertit d’être prudentes, nous blâme de regarder le mal par-dessus le mur, nous nous récrions, indignées : « Oh ! il n’y a pas de danger ! »

L’imprudente parole ! Tous ceux qui la disent sont en danger dès qu’ils la prononcent puisqu’ils ne connaissent ni le danger, ni leur faiblesse.

Oui, j’admets que le diable est très fin, mais faut-il l’être tant pour attraper les naïves que nous sommes ! Nous tombons toujours dans le même piège vulgaire : comme le diable doit rire de sa jolie clientèle si facile à berner !