Lettres de Fadette/Deuxième série/14

Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 36-39).

XIV

Notre coin


Dans votre maison il y a un coin plus à vous que les autres ; c’est là où vous avez réuni vos livres, achetés un à un suivant la couleur de vos pensées et la disposition de votre esprit. Vous vous sentez là, avec des amis muets, discrets, sages ou fous, austères ou amoureux, tous prêts à répondre à votre appel. Vous n’avez qu’à tendre la main, et l’un d’eux arrive pour vous distraire, vous reposer ou vous faire réfléchir.

Si ce coin est aménagé de façon à être un peu fermé, très intime, vous y entrez comme dans un petit temple où vous avez réuni vos dieux, et si on regarde bien, on y trouve des niches réservées à de toutes petites idoles : elles sont fragiles, simples, moins artistiques que les autres peu-être, mais si humaines, si semblables à vous-mêmes que vous les aimez, et que les feuilleter c’est un peu comme de déplier votre âme à vous et d’y lire couramment.

Les volumes de journal ou de correspondances sont faits, plus que les autres, pour vous donner ce sentiment d’intimité et d’affinité. Y a-t-il rien de plus charmant que de découvrir une âme dans toutes ses nuances quand elle se raconte elle-même, et surtout quand on la surprend dans ses tête-à-tête successifs avec ses différents amis ? On la voit se modifier, s’épanouir, se redresser, se donner, se reprendre ; on suit tous ses mouvements, on la sent vivre, et à travers elle, on devine l’autre, à certains traits on le voit, et on est ainsi si près de ces personnages, qu’il nous semble être de leurs amis et qu’ils vont se tourner vers nous pour nous expliquer leurs complications.

Ce plaisir très délicat de pénétrer le mystère d’une âme étrangère, est doublé pourtant dans la correspondance personnelle avec ses amis, pourvu qu’il y ait entre eux une véritable ouverture de cœur, de la simplicité et de l’affection. Très peu de femmes s’accordent cette jouissance facile, toujours à leur portée, et qui mettrait dans leur vie un intérêt et un charme qu’elles ne soupçonnent pas. Combien sont éloignées de leur meilleure amie, qui n’ont ni le loisir ni le goût de cultiver une amitié nouvelle et dont la correspondance régulière avec l’amie lointaine serait un réconfort et un véritable plaisir intellectuel. Je sais bien que vous me direz toutes : « Nous n’avons pas le temps ! » Je pense que vous êtes sincères et convaincues que vous n’avez pas le temps ; mais vous vous trompez et si vous voulez loyalement faire l’essai persévérant que je vous suggère, vous trouverez le temps et le bonheur que je vous promets.

Que de fois vous passez vos soirées seules… votre mari est sorti ou occupé, les bébés dorment, le silence invite au recueillement, vous vous ennuyez ; vous téléphonez à votre voisine de venir vous distraire ou vous ouvrez un roman bête ? Vous avez mieux à faire. Écrivez à cette amie que vous aimez, qui vous comprenait autrefois, et renouez avec elle cette chère intimité qui fit votre jeunesse si douce. Bientôt vos lettres deviendront votre joie à toutes deux, comme un petit oasis où chacune se retrouve plus jeune, plus courageuse et plus gaie. Et d’où viendra ce bienfait mystérieux ? Du bonheur de s’arrêter pour penser, pour causer intimement et d’exprimer les choses profondes qu’on ne dit pas si facilement qu’on les écrit.

Nos vies si remplies, si chargées, tendent tant à s’extérioriser, l’âme perd trop de ses droits dans cette lutte quotidienne des femmes pour « rejoindre les deux bouts ». Une correspondance suivie et intime avec une vraie amie ouvre en nous comme une nouvelle vie intérieure. Avec elle, vous vous réfugierez dans le calme et la sécurité de l’amitié, et vous vous donnerez le loisir de réfléchir, d’observer, de comprendre vos impressions et vos sentiments. Vous donnerez à votre âme de l’air et de la lumière… ça l’empêche d’étouffer, et la vie physique elle-même y gagne !