Lettres de Fadette/Deuxième série/13

Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 34-36).

XIII

Tristesse


Dans le salon de l’hôtel, où, prête à partir, j’attends l’heure du train, une femme a chanté : une superbe voix de contralto, grave et douce qui va au profond de l’âme pour la remuer toute.

C’est de l’allemand : je ne comprends pas les mots, mais c’est un chant qui souffre. La même phrase revient sans cesse, tendre ou angoissée : les mots, toujours les mêmes, sur des notes, toujours différentes. C’est simple et poignant, comme la douleur enfermée dans un cœur humain, qui en fait le tour, veut en sortir, et ne le peut pas. Ce chant me poursuit et m’obsède durant le long trajet en chemin de fer : il se roule et se déroule, monte à mes lèvres ou descend au fond de mon cœur, pour ramener à la surface, tout ce qui a tremblé et crié dans le mystère du silence. Et ces mots étrangers que je n’ai pas compris ont réveillé des détresses apaisées et fait naître une appréhension étrange.

Et pendant que les fantômes se lèvent dans mon cœur, les champs de neige se poursuivent dans une course éperdue ; l’épaisse fumée de la locomotive se tord, toute noire, le long du convoi ; un bébé souffrant jette des cris aigus ; un homme, à demi ivre, dort en ronflant sur une banquette voisine, sur laquelle il s’étale, laissant à peine de place à sa femme navrée, qui le regarde avec un dégoût suprême dans ses pauvres yeux éteints.

L’air manque dans ce train où s’entasse la misère humaine : l’ombre, peu à peu, l’envahit, et il court toujours, emportant tant de tristesse écrasante à travers tant d’espace désolé !

Enfin, nous arrivons, et quand l’air pur et glacé me frappe le visage, il me semble que je sors d’un danger, que je suis sauvée et délivrée… et je respire, je respire avec ivresse ! Quels pauvres êtres impressionnables nous sommes ! Il faudrait à chacun plus de raison, plus de simple bon sens, afin de n’endurer que l’inévitable de la vie. Nous dépensons des forces précieuses à souffrir en imagination ce qui n’existe pas, à resouffrir ce qui est passé et irrévocable…

Ces réflexions et la course rapide sur la route glacée ont commencé l’oeuvre d’apaisement : je ne regarde plus « en dedans », et je jouis de tout ce que je vois.

Nous filons, comme le vent, dans la neige qui brille : on dirait que c’est de la lumière tombée, et que c’est la terre, ce soir, qui éclaire le ciel d’un gris sombre et uniforme, marqué d’un cercle livide là-bas, où le soleil a disparu.

Nous passons devant l’église au moment où un « Gros baptême » en sort : les gens joyeux montent en voiture, pendant que toutes les cloches carillonnent, et que les chevaux, décorés d’énormes rosettes blanches, secouent impatientés leurs clochettes d’argent.

Je salue le paquet blanc dans lequel vagit le nouveau-né : je l’envie d’être si pur, si inconscient, si à Dieu qui vient de l’accepter.

Nous continuons à courir par les rues blanches et je pense que nous avons tous été donnés à Dieu. Pourquoi alors tant nous agiter et tant nous tourmenter ? Laissons-le faire : Il sait mieux que nous et Il nous aime.