Lettres de Fadette/Deuxième série/12

Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 31-34).

XII

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Le ciel est blanc, la terre est blanche et blanche aussi est la maison devant laquelle il s’arrête : cette blancheur sans soleil et sans vie accentue l’air d’abandon du logis aux volets clos, où l’écriteau « à vendre », secouée par le vent, heurte le cadre de la porte.

Des feuilles sèches, retenues dans leur chute, entre les bras noirs d’un pommier tordu, laissent entendre un murmure grêle de petite chose froissée, une plainte faible, comme l’écho de la voix chère qui pleure en lui.

C’est ici qu’il l’amena fraîche et douce : il était si fier d’elle et il lui promettait tant de bonheur !

Il était sincère : on est toujours sincère quand on souhaite le bonheur de ceux que l’on aime.

Hélas ! elle est morte… et il se demande avec angoisse s’il a fait la vie douce à cette enfant brusquement transplantée dans ce pays isolé, séparée de ses parents, privée du confort dans lequel elle a grandi, obligée de lutter contre tant de difficultés inconnues ? Quel gardien a-t-il été ? L’a-t-il assez protégée contre les duretés de la vie ? L’a-t-il assez aimée pour lui donner une compensation digne de ses sacrifices ?

Voilà des jours et des semaines qu’il se pose ces questions troublantes, et il est venu revoir la petite maison où, trois ans, ils ont vécu ensemble ; et maintenant il revit son manque de compréhension, ses exigences de maître impatient, son aveuglement stupide quand sa pauvre petite femme commençait à dépérir.

Jamais elle ne s’est plainte, jamais elle ne lui a fait un reproche, mais voilà qu’aujourd’hui, tout ce qui se plaint dans l’air, le vent d’hiver, l’eau qui dégouline du toit, la planchette qui gémit au bout de sa corde, ont pris la voix de la petite morte et lui disent : « Tu me laissais mourir ! »

Ô la pensée angoissante ! Il vivait près d’elle sans connaître ce qui se passait dans cette petite âme craintive et fermée. Eut-elle des douleurs insoupçonnées et d’amers regrets ? Eut-elle l’appréhension de la mort ? Pourquoi ne lui a-t-elle rien dit ? Elle avait peur de lui, peut-être ?

Affolé par cette supposition monstrueuse, il se prend la tête à deux mains et il crie dans le silence : Je l’aimais ! je l’aimais ! Tout son être le crie dans une révolte éperdue contre la mort, contre l’irrévocable séparation qui fait que jamais, jamais il ne pourra lui prouver son amour autrement et mieux qu’il ne l’a fait.

Sa détresse grandit : son inconsciente et involontaire erreur prend des proportions exagérées : impitoyable et injuste pour lui-même, il se rappelle ses impatiences, ses brusqueries, son insouciance quand elle était lasse, ses moqueries devant ce que, dans sa force d’homme fort, il appelait des frayeurs puériles !

Il a oublié tant d’attentions, de délicatesses et de bons soins qu’il lui prodigua, il ne se souvient pas de la lueur heureuse que sa seule présence mettait dans les grands yeux limpides… et rien, rien ne le défend contre les remords qui roulent dans son âme comme des vagues de tempête.

Oh ! l’avoir là, près de lui, et l’aimer plus encore pour cette faiblesse dont il n’eut pas assez pitié.

Sa douleur monte des profondeurs de son être et le jette dans un abîme de désolation où il est perdu et si effroyablement seul !

Ô non ! Ils ne peuvent pas revenir, les morts ! Autrement l’âme tendre et douce de la morte serait près de lui pour le calmer, pour le rassurer, pour lui murmurer son amour qui changeait tout en joie !

Il agonise, il se croit un bourreau, et elle ne peut pas lui jurer qu’elle ne fut pas malheureuse puisqu’elle l’aimait !

Les morts dorment bien, et ils ne savent rien de nous qui ne savons rien d’eux !