Lettres de Fadette/Cinquième série/30

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 90-93).

XXX

Découragement


Il faut quelquefois beaucoup de volonté et un grand courage pour accomplir toutes les tâches qui sont la trame d’une journée ordinaire, et qui, habituellement monotones et insipides, deviennent odieuses quand elles nous arrachent à la pensée qui voudrait nous absorber. Ranger du linge, repriser des bas, préparer le menu, donner des ordres, les répéter, en surveiller l’exécution et sentir dans son cœur une inquiétude qui le ronge, un chagrin qui le tourmente, et auxquels on refuse de s’arrêter parce que la foule des petits devoirs vous appellent, vous accrochent, enchaînent votre pensé et votre volonté c’est une fine torture qui a éprouvé bien des vertus féminines. Les vaillantes y vont de toute leur énergie en essayant de ne pas crier leur angoisse et d’être actives, attentives et patientes. Parmi elles il y en a qui ont même appris à bénir la contrainte tyrannique qui leur enlevait la liberté de s’occuper de leur chagrin. C’est que sur leur route, elles ont déjà rencontré des femmes qui, n’étant pas forcément distraites de leurs soucis ou d’une grande douleur s’y sont livrées entièrement. Délivrées des devoirs encombrants et des nombreuses responsabilités dont nous nous plaignons, mais privées aussi des bonnes tendresses exigeantes de la famille, elles ont été sans défense devant leur chagrin qui s’est emparé d’elles, les a roulées dans ses plis noirs et elles ne voient plus rien d’autre ! Tout ce qui est en dehors de lui, c’est-à-dire d’elles mêmes, est négligé et oublié, et fatalement, l’épreuve qui devait élargir leur cœur et l’attendrir en lui faisant comprendre les épreuves des autres, l’a replié en un farouche mouvement d’égoïsme qui le déforme.

Ayons pitié de ces malheureuses qui s’isolent volontairement dans la vie parce que la vie les a blessées… elles n’ont rien compris : ni Dieu ni la vie ni leur propre nature, et ne nous plaignons pas trop des devoirs impérieux qui nous arrachent péniblement à nos chagrins. Ils sont un dérivatif bienfaisant et ils sont extrêmement utiles au maintien de notre santé morale.

Nous sommes trop portées à nous croire un centre auquel tout doit se ramener. Soyons un centre, soit, mais un centre qui, au lieu d’absorber les rayons, les répande au dehors. Les instincts d’égoïsme auxquels nous cédons, quand nous nous désintéressons de nos devoirs immédiats, ont vite fait de nous aveugler et de nous affaiblir ; nous ne voyons plus ce que les nôtres ont droit d’attendre de nous, ou, le sentant vaguement, nous n’avons pas la force de le leur donner.

Et pendant que nous empoisonnons notre âme de nos chagrins, d’autres âmes, dont nous ignorons les appels, s’en vont sans guide dans des voies détournées, et des enfants dont la mère est vivante sont abandonnés comme des orphelins !

Cette misère, je l’ai vue et j’en ai été navrée. Les mères n’ont pas le droit ni le temps de s’absorber dans la douleur ! Elles doivent leurs larmes comme tout le reste aux enfants qui leur ont été confiées.

Le seul grand malheur réel, c’est de permettre à son âme de s’égarer dans un étroit égoïsme qui l’empêche de réaliser le bien et le beau qui sont en elle. Comme Dieu répand sur la terre les rayons du soleil et les pluies bienfaisantes, Il envoie aux âmes la joie et la douleur ; les uns et les autres sont nécessaires à l’épanouissement parfait des fleurs et des âmes. Toutes se redressent plus belles quand le soleil reparaît et, parce qu’il a plu, les fleurs ne cessent pas d’être une joie.