Lettres de Fadette/Cinquième série/29

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 87-90).

XXIX

Les oiseaux de Nazareth


Je regardais des livres dans une librairie à côté de deux religieuses qui choisissaient des images : — « Ô ma Sœur ! Voyez celle-ci ! Oh ! Puis-je en prendre trois ? » fit la plus jeune, à la fois ardente et timide. Ses yeux clairs priaient gentiment et sa bonne vieille compagne autorisa, d’un signe de tête, la grosse acquisition. Quand elles se furent éloignées, je voulus voir la jolie chose qui avait allumé cette lueur de convoitise dans les yeux de la jeune fille.

Vraiment l’image était exquise : un Jésus d’une dizaine d’années pétrit de l’argile : à côté, sur une pierre, un groupe d’oiseaux, un autre inachevé dans ses doigts mignons. Joseph, debout sur le seuil de leur petite maison regarde l’Enfant extasié qui suit des yeux un de ses oiseaux s’élevant dans l’espace. Tous les détails sont évocateurs : ou se figure la clarté radieuse de ce ciel d’Orient enveloppant de lumière l’enfant Jésus, et Joseph intéressé et admirant le travail du petit sculpteur. Jésus lui-même regarde ses oiseaux avec complaisance, et on croit l’entendre : « Il ne leur manque que le souffle… que je voudrais les voir s’envoler ! » Le père sourit d’un souhait si irréalisable. Et voilà que Jésus reprend dans ses petites mains tous les oiseaux d’argile, il se penche sur eux pour les baiser, comme font les enfants qui ont de si adorables tendresses pour les choses, et soudain, sous le souffle divin, prenant leur vie dans le désir de Jésus, les oiseaux palpitent, se transforment, deviennent des petits êtres chauds et vivants et qui s’envolent pour obéir au petit Dieu émerveillé qui leur a dit : « Montez vers mon Père, portez-lui tout l’amour de mon cœur qui le remercie ! »

J’ai acheté une de ces images, je l’ai piquée au-dessus de ma table de travail, car elle est un symbole de ce que peuvent devenir nos pensées humaines si un souffle divin les anime et leur permet de s’envoler là où leur passage laissera un rayon de lumière ou de force.

Ô la merveille, que dans ce monde rempli d’événements extraordinaires, de grandes actions, de personnages illustres, de travaux importants, la moindre petite action, une parole entendue au hasard, puissent avoir assez de retentissement dans les âmes pour éveiller des activités nouvelles et faire la vie meilleure !

Pour ne rien perdre de cette merveille, il suffit d’être attentif à recueillir la beauté qui, sans cesse, se dégage des âmes en gestes ou en paroles timides. Je pense aux délicieuses pensées qui écloront dans la cellule de la petite religieuse contemplant les oiseaux de Nazareth ; je pense aux âmes qui recevront d’elle, et peut-être un peu de cette lettre, un reflet de ces pensées et je me dis que l’artiste qui imagina la scène ravissante et la vit d’abord dans son âme, a donné la vie à plus de beauté pure et de grâce charmante qu’il ne s’en doutait peut-être, et alors, qu’y a-t-il de plus consolant que ce pouvoir, avec si peu, de faire circuler dans le monde un peu plus de beauté et de bonté. Si vous vivez des heures tristes, vous me répondrez peut-être que nous avons la même puissance pour créer les pensées troublantes et les impressions malfaisantes ! Je ne crois pas, cependant, que le mal se produise avec la même facilité que le bien : il n’est pas si fort, il passe, il ne s’implante nulle part pour toujours, — aucune âme n’étant exclue du pardon et de la régénération, — tandis que la plus légère semence de bien, parce qu’elle est divine, germe obscurément et finit par s’épanouir dans les cœurs où l’on n’osait plus l’attendre. Voilà le secret des générosités, des dévouements imprévus qui ont jailli après avoir été longtemps invisibles et insoupçonnés. Cette certitude du bien qui ne se perd jamais rend la vie attachante et meilleure, elle nous fait plus indulgents pour les autres, plus patients avec nous-mêmes, car parfois nous nous traitons durement.