Lettres de Fadette/Cinquième série/28

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 84-87).

XXVIII

Attirance


Avez-vous remarqué que, lorsque nos amis sont dans la joie, célèbrent un événement heureux, nous nous tenons volontiers à l’écart après les avoir félicités : nous cran gnous de gêner, d’être de trop. Sont-ils malheureux au contraire, nous accourons, nous multiplions les témoignages de sympathie, sur un simple mot d’invitation, nous nous installerions chez eux : il semble que la peur d’être importuns ait complètement disparu, c’est comme s’il nous fallait notre part de leur douleur.

Il y a là, sans doute, de l’affection et une pitié bien naturelle pour ceux que nous aimons, mais il y a plus, je crois. Cette attirance de la douleur chez les autres, nous la trouvons, sous une autre forme, dans notre propre douleur. Avec quel soin jaloux nous la gardons, comme il nous semble qu’elle soit profanée par les sympathies banales : nous la tenons cachée comme un trésor terrible et précieux que nous aimons.

Et voyez quel regret poignant nous éprouvons, presqu’un remords, quand, fatalement, avec le temps, notre douleur nous quitte, que les traits de ceux que nous avons tant pleurés s’effacent et que nous pouvons, sans trembler, relire des lettres qui furent un jour pour nous des messagères de vie ou de mort. C’est donc que la douleur est un de nos biens ? Elle éveille ce qu’il y a de plus caché, de plus mystérieusement bon dans nos âmes et nous lui rendons une sorte de culte.

J’ai pensé à cela hier après avoir rencontré une personne qui m’expliquait fébrilement tous les moyens qu’elle prenait pour se distraire d’une perte douloureuse… elle m’a paru anormale, je lui voyais une âme pauvre et j’en avais pitié, de cette pitié un peu méprisante que nous inspire le mendiant qui refuse du travail.

Savoir souffrir, savoir être heureux, c’est vivre tout entier avec son âme et selon la volonté de Dieu qui a créé pour nos âmes la profondeur du bonheur et de la douleur.

Je le sais, tous nous redoutons la souffrance et nous cherchons à l’éviter, c’est naturel et bien légitime, mais quand elle nous atteint, c’est notre noblesse de l’accepter bravement, dans toute sa tristesse, et notre générosité porte en elle sa récompense : nous ne tardons pas à sentir en nous l’action bienfaisante de la douleur : elle fond notre égoïsme et nous rapproche de tous ceux qui sont malheureux.

Et puis elle passe… le cœur le plus fidèle ne peut retenir toute sa douleur car on ne peut passer son existence dans un sanctuaire. La vie reprend ses droits, impose ses devoirs et offre de nouveau ses joies, et notre âme rassérénée se tourne vers le bonheur comme la fleur vers le soleil, et doucement il lui vient, de toute la beauté et de tout l’espoir du monde que Dieu fit pour elle, de la beauté mystérieuse des âmes, de sa propre puissance d’aimer et de donner de la joie.

Donner de la joie, c’est la leçon qu’apprend le mieux l’âme dans la douleur, mais elle ne peut donner que ce qu’elle possède et elle ne possède que ce qu’elle a su trouver.

Où ? Comment ? Partout, en soi et autour de soi, il y a des parcelles de bonheur : il n’y a qu’à les voir, à les recueillir et à les distribuer généreusement. Après avoir respiré le parfum des roses, vous les donnez à ceux qui ne savent où les cueillir et, ô miracle ! les autres possèdent vos fleurs et vous les avez toutes encore et leur parfum ne cesse de vous réjouir.

Je voyais à l’hôpital une petite fille infirme, triste et taciturne. Elle me répondait à peine et je ne parvenais à l’intéresser un peu qu’en faisant de grands frais d’imagination. L’autre jour, quand je franchis le seuil de la salle, ses yeux me cherchèrent avec une expression si joyeuse que son petit visage laid en fut transfiguré. J’approche de son lit et elle retire de sous ses couvertures quatre tulipes qu’elle me tend en disant d’une voix toute tremblante de plaisir : « C’est pour vous ! » .

Elle avait trouvé la bonté de son cœur et un bonheur, jusque là inconnu, dans ce geste nouveau pour elle, la pauvre, qui n’avait jamais rien eu à donner !

Nous pourrions essayer de cette méthode pour attraper du bonheur mes chères sœurs ! Donnons nos fleurs, nos sourires, notre esprit, quelquefois notre présence ; donnons notre confiance, notre bienveillance et notre amitié, et pour finir mon sermon comme il convient, nous créerons ici-bas notre petit paradis où tous les malheureux voudront entrer ! C’est la grâce que je vous souhaite…