Lettres de Fadette/Cinquième série/31

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 93-96).

XXXI

Boches


J’assistai impuissante à un drame qui se joua sous mes yeux au commencement de juin. Une petite maison d’oiseaux, solidement fixée au sommet d’un arbre mort, était devenue la demeure d’un couple de rossignols gris qui venaient familièrement autour de la maison, chercher les miettes de pain que chaque repas renouvelait. Or, un matin, un grand tapage à la maisonnette attira mon attention. Un écureuil était monté, en quête, probablement, des œufs dont ils sont friands, et trouvant l’habitation à son gré, en avait chassé les propriétaires et en gardait la porte ; les oiseaux affolés volaient en faisant de grands cercles autour de l’envahisseur et poussaient des cris perçants. Mais solidement assis sur le derrière, l’écureuil les défiait : en vrai boche, il devenait possesseur de ce qu’il avait pris parce qu’il était le plus fort.

Les oiseaux ne s’apaisèrent que vers le soir. Ils refirent un nid dans un sapin touffu, tout près de la maison et ils continuèrent avec nous leurs relations de bon voisinage, enseignant plus tard à leurs petits que nous étions des amis.

Les écureuils aussi élevèrent des enfants dans leur maison volée, et jusqu’à aujourd’hui tout semblait leur réussir malgré leur malhonnêteté ; je me disais toutefois : « Comment feront les petits pour descendre de là ? La mère va et vient, et sans la moindre hésitation elle accomplit des merveilles d’équilibre, mais elle n’a pas commencé une telle gymnastique à six semaines ? »

Il faut vous dire que l’arbre n’a pas une branche : c’est une haute et mince colonne sur laquelle une planchette soutient la maison et déborde autour en formant une plateforme assez large. Pour en descendre, il faut un bond en bas, en calculant bien son élan pour retomber sur l’arbre et chaque fois que je vois exécuter le saut périlleux, je m’attends à une catastrophe.

Ce matin, à plusieurs reprises, il y eut, dans la maison et sur la plate-forme, des discussions, des gronderies, des coups, des cris désespérés des petits qui refusaient de se risquer et rentraient se cacher dans leur nid. La mère les ramenait au-dessus de l’abîme et les scènes recommençaient sans plus de succès, Les parents sont inquiets et furieux. En n’écoutant que leur ambition et leur désir effréné de conquête, ils se sont aveuglés sur les conséquences d’une installation si contraire aux habitudes des écureuils et les petits paieront peut-être de leur vie leur soumission aux ordres impérieux de leurs parents.

Les hommes et les bêtes ont les mêmes défauts : c’est étonnant et humiliant de constater les ressemblances ! Comment se fait-il que l’âme, dont nous sommes si fiers, ne nous ait pas élevés au-dessus de toute comparaison ?

Il n’en est rien : Comme les écureuils, les hommes disent : « Ôte-toi de là que je m’y mette, » et s’ils sont riches et forts, ils prennent ce qui les tente et ils jouissent paisiblement du fruit de leurs injustices.

Les hommes aussi, comme les écureuils, manquent de discernement. S’illusionnant sur les capacités et les forces de leurs enfants, ils exigent d’eux un travail au-dessus de leur âge, et si tant d’enfants sont ignorants quand ils vivent près des écoles, c’est que les parents les exploitent et préparent, sans s’en douter, des révoltés, qui, un jour, demanderont compte à la société de l’égoïsme et de la bêtise de leurs parents.

Et chez nous, comme chez les oiseaux, il y a des êtres courageux que rien n’abat : vaincus, chassés, ruinés, ils recommencent bravement leur vie ; reconnaissant l’erreur d’attirer l’attention des envieux, ils refont leurs nids dans l’ombre d’une vie retirée et y élèvent leur famille en édifiant une fortune modeste et sûre.

Chez les hommes et chez les bêtes, il existe des êtres de proie cruels et malfaisants, toujours à l’affût pour profiter des erreurs et des imprudences, intriguant toujours pour abuser de la générosité et de la confiance des autres.

Ils sont quelquefois les instruments de leur propre perte et, comme dans le cas de mes petits écureuils, leurs crimes retombent sur la tête de leurs enfants et leur succès apparent est éphémère.

Mes chers lecteurs, quand on flâne dans une solitude agreste, on ne peut guère qu’observer les curieuses petites créatures qui nous entourent et l’on fait des rapprochements dont je m’excuse auprès des grands orgueilleux qui se croient toujours les seigneurs de la Création !