Lettres de Fadette/Cinquième série/20

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 61-63).

XX

Les Égards


Vous êtes-vous déjà arrêté à tout ce que la phrase « avoir des égards » comporte de signification délicate et nuancée ?

La personne qui a des égards pour une autre personne devient une sorte de petite Providence invisible qui devine ce qui pourrait blesser, écarte ce qui est ennuyeux, adoucit le souci inévitable , ménage la joie imprévue, prévient les désirs. C’est autre chose que l’autorité qui impose sa vigilance, et c’est plus complet que le respect , un peu froid et qui maintient les distances. Avoir des égards pour les siens, c’est jouer dans la famille le rôle de l’ange gardien, attentivement et avec une discrétion qui ne gêne la liberté de personne.

Comme la vie serait facilitée, si on s’habituait à avoir des égards les uns pour les autres au lieu de parler et d’agir inconsidérément, sans souci de contrarier ou de faire de la peine.

On peut avoir des égards de bien des manières : égards de paroles, égards de silence, égards de petites attentions, égards dus au caractère et au tempérament des autres : ils ne se referont pas plus que nous ne nous refaisons nous-mêmes et nous devons avoir de l’indulgence pour ce qui nous déplaît chez eux mais dont ils ne sont pas pleinement responsables.

S’exercer dans la famille à avoir des égards pour tous, c’est faire plus pour le bonheur des siens que si nous leur donnions une fortune. On a toujours dit que les hommes sont plus égoïstes que nous, et il semble que, dans le détail de la vie, ils savent moins s’oublier que les femmes, mais qui niera qu’ils se dévouent autrement que nous, et parfois davantage, dans leur vie extérieure remplie de tant de tracas, d’inquiétudes, de travail ingrat ? Il est indéniable que beaucoup se font mourir pour procurer le bien-être à leur famille, et que parfois celle-ci ne semble pas se douter des sacrifices faits pour elle, et en abuser par son manque d’économie et ses exigences.

Je pense qu’on ne peut jamais trop prêcher aux femmes d’avoir des égards pour leur mari, leur père, leurs frères, afin de faire de la maison le lieu de repos dont la seule pensée soit rafraîchissante, au travers des ennuis quotidiens de ceux dont la vie extérieure est laborieuse et si souvent pénible.

Que de foyers, au contraire, sont une arène où des adversaires, qui se sont aimés, versent le sang de leur cœur à lutter avec orgueil et violence, et le triste résultat de faire croître la haine sur les ruines de l’amour.

Ne semble-t-il pas que si, dès les premiers différends, il y eut eu un peu d’égards, plus de délicatesse dans les procédés, plus de politesse dans les discours, on n’en serait pas à ce point que chaque parole fait une blessure ?

Qu’on ne m’accuse pas de dire que ce sont les femmes qui sont responsables de ces duels cruels dont elles souffrent encore plus que leurs compagnons, mais elles y ont toujours leur part de responsabilité, et plus de finesse, de souplesse, de douceur, d’oubli de soi, les auraient singulièrement aidées si elles avaient fait usage constamment de ces égards qui sont l’huile dans les rouages.

Nous avons tous le tort immense de vouloir ignorer le tempérament et la nature de ceux avec qui nous vivons, et de tout apprécier à notre seul point de vue. C’est un manque d’intelligence et la cause de la plupart des mésententes qui séparent ceux qui ont cru pourtant ne pouvoir trouver le bonheur qu’en s’unissant.