Lettres de Fadette/Cinquième série/21
XXI
Bazar à Saint-Hyacinthe
C’est dimanche et grande fête, au couvent, pour les orphelins, les vieux, les vieilles, les simples d’esprit, que des Sœurs de Charité, seules, peuvent, non seulement endurer, mais à qui elles font une vie heureuse et occupée.
Ils se sont rendus dans l’immense salle, où le bazar, interrompu pour le public, bat son plein pour le personnel de la maison. Tous ont une bourse, et les bons génies du lieu veillent à la tenir bien remplie.
C’est un spectacle touchant et triste, ce grand plaisir des pauvres sur qui s’est acharnée la misère, et dont les joies sont si rares, qu’une après-midi comme celle-ci puisse faire époque dans leur vie.
Pendant des chapelets d’années, ces pauvres vieux et ces petites vieilles ont roulé de gêne en privations, de privations en misères, pour être enfin recueillis par des anges en cornettes qui les aiment, sont douces pour eux, leur donnent le vivre et le couvert, mais pas souvent de plaisirs !
Autour des religieuses, les enfants courent en liberté, se bousculent, jouent et crient de joie. Les plus jeunes se frôlent et s’accrochent aux mains et aux jupes des petites Sœurs et de tous côtés on entend : Mère, je n’ai plus de sous !—Mère, je voudrais une poupée comme celle de Pauline ! — Mère, j’ai perdu Gertrude ! — Mère, les grands m’ont poussé ! —
Et la Mère cherche Gertrude, console celui qui pleure, achète la poupée et donne des sous. Là-bas, dans les cimetières couverts de neige, les petites mamans peuvent dormir paisiblement : leurs petits sont bien soignés et ne sont pas privés d’une tendresse qui croît sous l’amour divin et se prodigue à tous les enfants qui n’ont plus de mère !
Il y a des pauvres idiots souriants, d’autres qui pleurnichent pour manifester leur plaisir : ils font le tour des comptoirs et mettent avec fierté la main au gousset pour payer leurs emplettes ; ils insistent pour que les paquets soient bien ficelés.
Des prêtres vont de groupes en groupes et distribuent la manne qui fait éclore un bon sourire sur les figures les plus moroses.
Une petite vieille toute plissée vient acheter une trousse à un comptoir, une vendeuse lui dit : Laissez, laissez, la mère, je vous la paye votre trousse… — Ah ben, non, par exemple, ça me fait trop gros plaisir d’acheter ! J’ai pas acheté depuis le bazar de l’année passée ! — Et elle compte deux fois ses dix sous avant de les donner. En partant, elle ajoute en clignant de l’œil : Faut ben faire la charité, et ça itou c’est un plaisir !
À la salle des banquets, vieux et jeunes se régalent, servis par les jeunes filles empressées et ils vont ensuite tenter leur chance à la roue de fortune dont les palettes leur sont vendues pour un sou !
Et les sous s’amassent et font des piastres, des dix, vingt, cinquante, cent, et d’autres cent piastres et après quatre heures de fête, on en a recueilli neuf cents. Neuf cents dollars dépensés par ces pauvres qui n’ont pas le sou, et à qui la charité la plus exquise fournit la meilleure joie du monde : celle de donner, de faire l’aumône.
Parmi ces vieux et ces idiots, toutes les religieuses, novices, postulantes, circulent, douces et souriantes et l’on se sent heureuse, avec des larmes aux yeux, dans cette atmosphère bénie où la Bonté toujours active fait des miracles dans le mystère que si peu pénètrent. Il faut voir pour comprendre l’abnégation et la patience des religieuses qui soignent ces déchets de l’humanité et s’en font aimer.