Lettres de Fadette/Cinquième série/19

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 57-61).

XIX

Kate


On parlait hier, devant moi, des événements d’Irlande, et comme il arrive si souvent, ceux qui se disaient sympathiques à la cause des opprimés de toujours, les blâmaient ferme et critiquaient tout ce qu’ils font et tout ce qu’ils ont fait. « Ils n’ont pas su s’y prendre, paraît-il ! » Dommage qu’ils n’aient pas pris des leçons des Anglais ! En voilà qui savent « s’y prendre ! »

Mais chut ! je ne m’aventure pas sur les terrains brûlants et je ne fais pas de politique, rien que du sentiment et mes sentiments de justice et de pitié étaient étrangement remués hier soir.

C’est que de tout cœur, et par des liens subtils et forts, je suis attachée à l’Irlande. Du plus loin de ma petite enfance, j’en ai entendu parler avec une piété fervente, comme du pays le plus merveilleux, celui où l’on aime le mieux, celui où l’on prie avec plus de foi, le pays où les saints et les fées tour à tour viennent à votre secours quand vous êtes dans l’embarras, le pays, enfin, où tous les prêtres sont des saints et tous les fidèles, des frères. Ma bonne, Kate McGinlev arriva tout droit d’Irlande chez nous : elle y passa quinze années, ne s’acclimata jamais complètement et n’apprit pas un mot de français. Par contre, quand elle était très émue ou quand elle nous racontait ses extraordinaires histoires, elle retombait dans le brogue délicieux que nous imitions à la perfection à sa grande joie et à l’amusement de nos parents. D’une voix douce, un peu basse, elle chantait de jolis airs qui me donnaient envie de pleurer. Comme elle avait soin de nous exclusivement, elle ne nous quittait pas et tout lui était une occasion de rappeler son pays, ce paradis où cependant l’on avait tant de misère ! Les souvenirs de son enfance rustique, remplie de superstitions et de prières, les contes et les légendes auxquels elle croyait si fortement, nous faisaient vivre dans un monde chimérique, où il était tout naturel que les petits « goblins, » en collerette rouge, vinssent dérober nos cordes à danser et cacher nos pelles et nos rateaux. Ils en faisaient bien d’autres en Irlande où ils étaient chez eux et en nombre ! Ceux qui s’amusaient à nous jouer des tours étaient ceux qui l’avaient suivie et ils avaient moins de malice dans le Canada si froid !

Après notre bain, une des caresses de Kate était de baiser nos petits pieds : des pieds comme ceux des fées de chez elle, disait-elle, si légers, qu’ils marchaient sur les fleurs sans les froisser, et si rapides, qu’en un clin d’œil, ils amenaient les fées vers les amis qui les appelaient. Quand la fièvre brûlait les malades, les fées, vêtues de brouillards, leur apportaient à boire une eau plus froide que celle qui coule sous la glace de l’Yamaska.

Nous écoutions les yeux humides et le cœur serré le récit des misères de là-bas, dans ces pauvres cabanes où le ciel regardait par les trous des toits, où le cochon et la vache habitaient presque la maison, tant la cloison entre l’étable et la cuisine était disjointe.

Les « Landlords » étaient devenus pour nous aussi méchants que des diables, et l’une de nos injures choisies, quand nous nous querellions c’était : « You, cruel English landlord ! »

Elle était jolie, Kate, avec un sourire dont le rayonnement donnait de la chaleur. Elle parlait de Dieu en l’appelant « Our dear Lord » et en inclinant la tête : elle Le mêlait si bien à notre vie, le remerciant pour un accident évité, le priant de nous pardonner nos fautes, elle en parlait sans cesse et nous avions constamment l’impression de sa présence près de nous. Quand il fallut apprendre nos prières en français, nous avions bien peur de ne pas être bien comprises par ce bon Dieu que nous n’appelions plus notre cher bon Dieu !

J’ai vu, quand je fus sortie de l’enfance, que Kate était un poète : elle avait une imagination charmante, une façon originale de voir les choses et un tour imagé pour les exprimer.

Elle a peuplé notre enfance de choses exquises : son dévouement était délicat et inlassable. Elle brodait nos robes, et je la vois dans le jardin, tout en surveillant nos jeux penchée sur les linons fins et ajourés. Elle nous parlait si doucement , avec des mots caressants : « My honey, » « sweetheart », « My fairy. » Quand nous étions fatigués, elle recommençait ses contes auxquels elle prenait toujours le même intérêt.

Je crois que nous avions fini par absorber son indignation contre les Anglais : elle n’exprimait cependant pas son antipathie, au contraire, à la suite de ses griefs, elle ajoutait toujours pieusement : « Que notre cher bon Dieu leur pardonne ! »

On ne se forme pas une bien bonne opinion des gens qui ont besoin d’autant de pardons ! Devinez-vous la conséquence d’une telle éducation, et comprenez-vous que j’aime l’Irlande d’un amour d’instinct et d’élection que les années et les événements n’ont pu affaiblir ?