Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 42

Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 88-91).

42. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.[1]

Marseille, 5 mars 1839.

Enfin, chère, me voici en France. Vous recevrez cette lettre en même temps que mon paquet de Barcelone que j’aurais mieux fait d’apporter moi-même ici car les formalités de Douane n’ont pas encore permis au docteur Cauvière de le recevoir. Vous apprendrez donc en même temps et mon départ de Majorque et mon arrivée à Marseille. Nous avons séjourné huit jours à Barcelone. Chopin a été bien soigné par la médecine française, bien assisté par l’hospitalité et l’obligeance françaises mais toujours persécuté et contristé par la bêtise, la juiverie et la grossière mauvaise foi de l’Espagnol. À tel point que l’aubergiste des 4 nations (première auberge de Barcelone et de toute l’Espagne) a voulu lui faire payer le lit où il avait dormi sous prétexte qu’il fallait brûler ce lit comme infecté de maladie contagieuse. Ce trait vous peint l’Espagne d’un bout à l’autre. Spéculations éternelles sur les souffrances d’autrui avec accompagnement d’impudence et d’injures. Oh que je hais l’Espagne ! j’en suis sortie comme les anciens à reculons c’est-à-dire avec toutes les formules de malédiction ; j’en ai secoué la poussière de mes pieds et j’ai fait serment de ne plus jamais parler à un Espagnol de ma vie.

Manoël n’est pas Espagnol, chère amie, son grand cœur, sa droiture, sa candeur, ses instincts généreux et sympathiques, donnent le plus éclatant démenti au préjugé de la paternité. Il est Italien par l’intelligence et par le cœur, il est de la planète de l’Idéal ; comme il est Français par l’éducation et les manières.

Un mois de plus et nous mourions en Espagne, Chopin et moi ; lui, de mélancolie et de dégoût, moi de colère et d’indignation. Ils m’ont blessée dans l’endroit le plus sensible de mon cœur, ils ont percé à coup d’épingles un être souffrant sous mes yeux, jamais je ne leur pardonnerai cela et si j’écris sur eux, ce sera avec du fiel. Mais que je vous donne des nouvelles de mon malade, car je sais, bonne sœur, que vous vous y intéressez autant que moi. Il est beaucoup, beaucoup mieux, il a supporté très bien trente six heures de roulis et la traversée du Golfe de Lion qui du reste a été, sauf quelques coups de vents, très heureuse. Il ne crache plus de sang, il dort bien, tousse peu et surtout il est en France ! Il peut dormir dans un lit que l’on ne brûlera pas pour cela. Il ne voit personne reculer quand il étend la main. Il aura de bons soins et toutes les ressources de la médecine. Votre bon docteur Cauvière l’a reçu comme son enfant et va le guérir certainement. Je n’ai pas encore pu lui parler en particulier mais je vois à son air qu’il n’a pas d’inquiétude et qu’il ne doute pas du succès de ses soins.

Mes enfants et moi allons à merveille. Maurice a fait l’admiration du Docteur par sa belle santé et après avoir écouté son cœur, il a déclaré qu’il n’y avait plus trace de l’ancien mal. Voilà une grande victoire. Solange est toujours comme une pêche, son caractère est fort amélioré bien que ses instincts de résistance soient toujours féroces, le cœur est grand et la raison vient.

Nous avons fait beaucoup de projets avec le Docteur et, tous les inconvénients et avantages discutés, nous avons résolu de passer le mois de mars à Marseille vu que ce mois est variable et fantasque en tout pays et que le repos est maintenant la chose la plus désirable à notre malade. J’espère qu’en avril, il sera rétabli et capable d’aller où bon lui semblera, alors je consulterai sa fantaisie et le reconduirai à Paris s’il le désire. Je crois qu’au fond c’est le séjour qu’il aime le mieux. Mais je ne l’y laisserai retourner que bien guéri. Vous avez encore froid sans doute ; ici sauf les jours de mistral, il fait déjà chaud. Vous connaissez du reste ce beau climat. Nous allons habiter une bastide à deux pas de la sœur de Marliani. Et à propos de cela, dites moi si je dois la voir ou ne pas la voir. Il me semble qu’il y a brouille entre Manoël et sa sœur, parce que je lui ai fort peu entendu parler d’elle et qu’ils ne sont pas, je crois, en correspondance. Dites-moi comment je dois me conduire pour être agréable à votre mari [en] cette circonstance.

Adieu chère, écrivez-moi maintenant sous le couvert du Docteur. Il me sera doux d’avoir de vos nouvelles toutes fraîches. Je crois bien avoir reçu toutes vos lettres (la dernière que j’ai reçue à Barcelone était datée du 15 février) mais comme j’étais malheureuse à Majorque de les attendre un mois et jusqu’à six semaines ! […] Mille tendres hommages du malade. Les enfants baisent vos belles menottes et moi je vous serre sur mon cœur.

6 mars

[P. S.] Le docteur me dit que mon paquet de Lélia ne partira d’ici que par l’occasion d’un sien neveu qui va à Paris. Vous recevrez donc cette lettre-ci bien avant l’autre. Vous verrez peut-être aussi ma femme de chambre Amélie que j’ai mise à la porte en débarquant à Marseille, c’est une mauvaise créature qui s’entendait avec tous les fournisseurs et tous les aubergistes pour me voler. Ne la prenez pas à votre service, c’est la fausseté même. Et je l’aimais cependant ! Je faisais le ménage pour lui épargner de la peine, ces gens-là sont maudits, je commence à désespérer d’en rencontrer un seul digne d’estime et de confiance. Ne la laissez pas babiller avec vos gens, elle pervertirait le diable. En un clin d’oeil, elle s’entendait avec toute une ville pour me piller, je n’ai jamais vu tant d’impudence et de sang-froid. Malheureuse espèce ! J’ai rouvert aussi ma lettre pour vous dire que, ce matin, nous nous installons dans une maison meublée pour quelque temps. Le Docteur trouve l’air des champs encore trop vif pour Chopin et devinez où il nous a trouvé un appartement ? Chez Monsieur Joseph Marliani que j’ai vu ce matin et qui est presque aussi beau que Manoël. N’est-ce pas étrange que, d’une façon ou d’une autre, je demeure chez des Marliani ? Adressez moi donc vos lettres : à Madame Sand, rue et Hôtel de la Darse. Ci-joint une lettre ouverte pour Buloz, veuillez la lire car vous allez être investie de grandes affaires avec lui et la faire mettre tout de suite à la poste.

  1. Lettre inédite dont le texte est conservé dans les dossiers de la collection Spoelberch de Lovenjoul à Chantilly.