Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 43

Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 92-94).


43. — Frédéric Chopin à Julien Fontana, à Paris.

Marseille, le 7 mars 1838.


Mon Julien,

Grzymala t’aura certainement donné des nouvelles de ma santé et de mes manuscrits. Il y a deux mois, je t’ai envoyé mes Préludes, de Palma, en te priant de les recopier pour Probst. À ma demande, tu devais remettre à Léo les 1000 [francs] que t’en aurait donné Probst, puis, au moyen des 1500 francs versés par Pleyel pour les Préludes, payer Nougués et un terme de loyer à mon propriétaire. Si je ne me trompe, je t’ai demandé par cette même lettre de donner congé de mon appartement qu’il me faudra, s’il n’est pas loué en avril, garder un trimestre encore (jusqu’en juillet, me semble-t-il). L’argent de Wessel t’a probablement servi à payer le terme de janvier, sinon emploie-le pour le suivant. Les deuxièmes manuscrits viennent sans doute seulement de te parvenir. Ils ont dû rester assez longtemps à la douane, puis en mer, puis à l’autre douane.

En même temps que les préludes, j’ai envoyé à P[leyel] une lettre lui disant que je lui donnais pour 100 [francs] la Ballade (dont Probst à la propriété pour Allemagne). Pour les deux Polonaises, je lui ai demandé quinze cents [francs] (propriété pour la France, l’Angleterre et l’Allemagne car mon engagement avec Probst a pris fin par la remise de la Ballade). Je crois que ce n’est pas trop cher.

Quand les seconds manuscrits te seront parvenus, tu devras donc toucher deux mille cinq cents francs de Pleyel et cinq (ou six cents francs je ne me rappelle pas bien) de Probst pour la Ballade ; donc, en tout, trois mille francs. J’ai prié Grzymala de m’envoyer tout de suite au moins cinq cents francs mais cela ne doit pas t’empêcher de me faire parvenir au plus vite le reste. Tel est l’état de mes affaires. D’autre part, si l’appartement est — ce dont je doute — loué le mois prochain, veuillez, Grz[ymala], Jas [Matuszynski] et toi, vous partager mes meubles. C’est Jeannot qui a le plus de place chez lui mais il n’a pas trop de bon sens à en juger par sa lettre puérile : Il pense, m’a-t-il dit, que je vais me faire « camaldule ».

Parmi mes affaires, choisis pour Jeannot ce qui lui rendra le plus service dans son ménage. N’encombre pas trop Grzymala [à cet endroit la lettre est légèrement abîmée] prends ce qui peut t’être utile car je ne sais pas encore si je resterai cet été à Paris (garde cette nouvelle pour toi). Dans [autre partie abîmée] nous nous écrirons et s’il faut, comme je le prévois, conserver l’appartement jusqu’au mois de juin, je te chargerai du paiement du dernier trimestre et te serai très obligé d’habiter d’un pied chez moi ; bien que tu aies ton propre logement.

Tu trouveras, dans la deuxième Polonaise, ma réponse à ta lettre si vraie, si sincère. En puis-je (sic) si je suis comme un mauvais champignon auquel on ose goûter parce qu’il a l’aspect d’un bon ? Je sais que je n’ai jamais servi à rien ou du moins pas à grand chose ni aux autres ni à moi-même.

Je t’ai dit qu’il y a dans le premier tiroir de mon secrétaire (le premier à partir de la porte) une lettre que vous pourriez décacheter, toi, Grzymala ou Jeannot. Mais à présent, je te prie de l’en retirer et de la brûler sans la lire.[1] Fais-le, je t’en conjure sur notre amitié. Cette feuille est désormais inutile. Si Antek [Wodzinski] partait sans m’envoyer l’argent[2] ce serait bien polonais — mais n b : d’un polonais pas fameux ; pourtant ne lui dis rien. Tâche de voir Pleyel. Dis-lui que je n’ai reçu aucun mot de lui. Dis-lui aussi que son piano est en sûreté. Est-il d’accord pour l’arrangement que je lui ai proposé par écrit ?

J’ai reçu trois lettres à la fois des miens au moment où j’allais m’embarquer. Je t’en envoie encore une pour eux. Je te remercie pour l’aide cordiale que tu me dispenses à moi qui suis sans force. Embrasse Jeannot. Dis-lui que je ne me suis pas — ou plutôt qu’on ne m’a pas laissé saigner et que je porte des vésicatoires. Dis-lui aussi que je tousse peu, seulement le matin et que l’on ne me tient encore pas du tout pour tuberculeux. Je ne bois ni café ni vin, seulement du lait ; je m’habille chaudement et ressemble à une demoiselle.

Envoie l’argent le plus vite possible et mets-toi en rapports avec Grzymala.

Ton
Fr.
Ci-joint deux mots pour Antek.
J’écrirai demain à Grzymala.
  1. Certains biographes estiment qu’il s’agissait d’une sorte de testament.
  2. Antoine Wodzinski avait emprunté de l’argent à Chopin.