Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 41

Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 84-87).

41. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.

Barcelone, 15 février 1839.

Ma bonne chérie,

Me voici à Barcelone. Dieu fasse que j’en sorte bientôt et que je ne remette jamais le pied en Espagne ! C’est un pays qui ne me convient sous aucun rapport et dont je vous dirai ma façon de parler quand nous en serons hors, comme dit La Fontaine. Le climat de Majorque devenait de plus en plus funeste à Chopin, je me suis hâtée d’en sortir. Un trait des mœurs des habitants ! J’avais pour quitter ma montagne trois lieues de chemin très raboteux à faire jusqu’à Palma. Nous connaissions dix personnes qui ont voitures, chevaux, mulets, etc., aucune n’a pu nous prêter la sienne. Il a fallu faire cette course en patache de louage non suspendue si bien que Chopin a eu un crachement de sang épouvantable en arrivant à Palma. Et pourquoi cette désobligeance ? C’est que Chopin tousse. Quiconque tousse en Espagne est déclaré phtisique, quiconque est phtisique est pestiféré, lépreux, galeux. Il n’y a pas assez de pierres, de bâtons et de gendarmes pour le chasser de partout parce que selon eux la phtisie se gagne et qu’en raison de cela on doit si l’on peut assommer le malade comme on étouffait les enragés il y a deux cents ans. Ce que je vous dis est à la lettre. Nous avons été à Majorque comme des parias à cause de la toux de Chopin et aussi parce que nous n’allions pas à la messe. Mes enfants étaient assaillis à coups de pierres sur les chemins. On disait que nous étions payens, que sais-je ? Il faudrait écrire dix volumes si on voulait donner une idée de la lâcheté, de la mauvaise foi, de l’égoïsme, de la bêtise et de la méchanceté de cette race stupide, voleuse et dévote. Je crois que je ne pourrai jamais revoir la figure de Valdemosa. Enfin nous avons gagné Barcelone qui nous semble le paradis par comparaison. Nous avons voyagé sur le bateau à vapeur en compagnie de cent cochons dont l’odeur n’a pas contribué à guérir Chopin. Mais le pauvre enfant serait mort de spleen à Majorque et, à tout prix, il a fallu l’en faire sortir. Mon Dieu, si vous le connaissiez comme je le connais maintenant vous l’aimeriez encore davantage, chère amie. C’est un ange de douceur, de patience et de bonté.[1] Nous avons été transportés du bateau majorquin sur le brick français qui était dans le port. Le commandant de station est charmant pour nous, son navire est un salon pour l’élégance et la propreté. Le médecin du bâtiment a vu Chopin et m’a rassurée sur l’accident du crachement de sang qui durait encore et qui s’est arrêté enfin cette nuit à l’auberge. Il m’a dit que c’était une poitrine excessivement délicate mais qu’il n’y avait rien de désespérant, qu’avec du repos et des soins, il reprendrait bientôt sa petite santé. Nous allons passer ici une huitaine pour le reposer[2] après quoi nous irons par mer à Marseille. Là nous nous remettrons aux soins de votre bon docteur Cauvière qui nous dirigera soit à Hyères, soit à Nice selon sa sagesse et son expérience car il fait trop froid encore à Paris pour y retourner et nous attendrons le printemps dans un pays doux mais sec. À Majorque, nous vivions dans la vapeur tiède et moi-même j’ai été couverte de rhumatismes et j’y ai vieilli de dix ans. […] Je dois à Monsieur Remisa trois mille francs que j’avais prié Buloz de lui rembourser. Je doute qu’il l’ait fait car c’est un juif et il ne donne rien pour rien : s’il l’a fait vous n’aurez à lui demander pour moi que trois mille francs sur Lélia et cinq cents sur Simon. S’il ne l’a pas fait, exigez les dix mille cinq cents francs comptant sur Lélia, payez tout de suite Monsieur Remisa et envoyez-moi l’excédent. […] Soyez assez bonne pour dire à mes amis où je suis, et ce que je deviens. Je n’ai pas le temps d’écrire à d’autres qu’à vous car il y a un bateau en partance aujourd’hui même et je veux qu’il porte mon paquet. Adieu, mille baisers et tout mon cœur à vous.

George.

J’écrirai à Leroux de Marseille. En attendant demandez lui s’il veut bien corriger les épreuves de Lélia[3] non pas typographiquement, les points et les virgules regardent Buloz, mais philosophiquement. Il doit y avoir des mots impropres et bien des arguments sans clarté, je lui donne plein pouvoir. Il fera cette corvée par amitié pour moi et par dévouement pour les idées que je soulève dans Lélia. Ne serait-ce que d’oser interroger le siècle sur ces choses, c’est je crois une chose utile.

Lisez à Grzymala ce qui concerne Chopin et qu’il n’en parle pas car avec les bonnes espérances que le médecin me donne, il est inutile d’alarmer sa famille. Dites à mon cher époux[4] que le temps me manque pour lui écrire une seule ligne.

  1. Ceci vient à l’appui des arguments présentés dans notre note 61.
  2. Chopin cependant fit durant cette période une excursion en compagnie de George Sand et des enfants de celle-ci aux environs de Barcelone, à Arenys de Mar où ils furent les hôtes d’un gentilhomme de l’endroit nommé de Pastor y Campllonch. Ce dernier avait fait, pendant un séjour à Paris, la connaissance de la romancière chez Madame de Girardin. Le fils de ce noble espagnol, Joaquim, alors âgé de 23 ans, tenait son journal et ce curieux document a été édité en 1921 par Joseph Palomer. Voici la traduction des lignes relatives à la visite des deux illustres parisiens. Nous la devons à Madame Anne-Marie Ferra, conservateur de la cellule-musée de Valdemosa : « 18 février [1839]. — Une diligence venant de Barcelone s’est arrêtée aujourd’hui devant notre maison. Quatre personnes que je ne connaissais pas en sont descendues. C’était une dame française avec qui mon père s’était lié d’amitié à Paris et qu’il m’a dit s’appeler Aurore Dupin. Les autres étaient deux enfants qu’elle m’a présentés en me disant que c’était les siens, et un monsieur très mince qui, je l’ai appris, était musicien. Deux messieurs de Barcelone sont descendus ensuite de la diligence. Mon père les a très bien reçus parce qu’il les attendait. Ils ont tous gagné le salon du haut où se trouvaient ma mère et ma tante Joaquina. Nous avons déjeuné tous ensemble et j’ai appris qu’ils venaient de Majorque où ils avaient passé une saison et qu’ils retourneraient bientôt à Paris. L’après-midi ils se sont reposés et pendant la veillée nous avons parlé de beaucoup de choses et j’ai admiré le talent de la dame qui, de toutes les personnes présentes, parla le plus.
    19 février : Ce matin nous sommes sortis avec nos parents et les étrangers pour visiter le village. Madame Dupin donnait le bras à ma mère et nous allions avec le musicien qui n’a presque pas parlé, peut-être parce qu’il ne sait pas bien le français. Son silence nous a fait croire qu’il n’était pas en bonne santé. Les enfants étaient restés chez nous avec ma tante. Nous avons déjeuné à la maison Ramis parce que le maître de la maison. M. Mana, a voulu les recevoir. Pendant l’après midi, nous avons été à la Pietat, dans une vigne de mon père, et ils ont dit que cela leur plaisait beaucoup. M. Lieu m’a dit ce soir que cette dame était de vie très libre, mais qu’elle écrivait très bien et qu’elle avait fait grand tapage en France. Personne ne le penserait en la voyant ou en lui parlant.
    20 février : Aujourd’hui les étrangers, accompagnés par mon père, sont repartis pour Barcelone et nous avons tous été jusqu’à la Picordia où nous avons pris congé d’eux. Pendant qu’on attachait les chevaux. Mme. Dupin m’a embrassé et m’a dit qu’elle m’attendait à Paris avec mon père. Je ne sais pas si on me permettra d’y aller. Ils sont partis à neuf heures du matin ».
  3. Il s’agit évidemment de la deuxième version du célèbre roman de George Sand.
  4. Par badinage, George Sand appelait Grzymala son époux.