Lettres d’une Péruvienne/Lettre 30


LETTRE TRENTIÉME.



QUe ton voyage est long, mon cher Aza ! Que je desire ardemment ton arrivée ! Le tems a dissipé mes inquiétudes : je ne les vois plus que comme un songe dont la lumière du jour efface l’impression. Je me fais un crime de t’avoir soupçonné, & mon repentir redouble ma tendresse ; il a presque entierement détruit la pitié que me causoient les peines de Déterville ; je ne puis lui pardonner la mauvaise opinion qu’il semble avoir de toi ; j’en ai bien moins de regret d’être en quelque façon séparée de lui.

Nous sommes à Paris depuis quinze jours ; je demeure avec Céline dans la maison de son mari, assez éloignée de celle de son frère, pour n’être point obligée à le voir à toute heure. Il vient souvent y manger ; mais nous menons une vie si agitée, Céline & moi, qu’il n’a pas le loisir de me parler en particulier.

Depuis notre retour, nous employons une partie de la journée au travail pénible de notre ajustement, & le reste à ce que l’on appelle rendre des devoirs.

Ces deux occupations me paroîtroient aussi infructueuses qu’elles sont fatiguantes, si la derniere ne me procuroit les moyens de m’instruire plus particulierement des usages de ce pays.

À mon arrivée en France, n’entendant pas la langue, je ne pouvois juger que sur les dehors ; peu instruite dans la maison religieuse, je ne l’ai guère été davantage à la campagne, où je n’ai vu qu’une société particuliere, dont j’étois trop ennuiée pour l’éxaminer. Ce n’est qu’ici, où répandue dans ce que l’on appelle le grand monde, je vois la nation entiere.

Les devoirs que nous rendons, consistent à entrer en un jour dans le plus grand nombre de maisons qu’il est possible pour y rendre & y recevoir un tribut de louanges réciproques sur la beauté du visage & de la taille, sur l’excellence du goût & du choix des parures.

Je n’ai pas été longtems sans m’appercevoir de la raison qui fait prendre tant de peines, pour acquerir cet hommage ; c’est qu’il faut nécessairement le recevoir en personne, encore n’est-il que bien momentané. Dès que l’on disparoît, il prend une autre forme. Les agrémens que l’on trouvoit à celle qui sort, ne servent plus que de comparaison méprisante pour établir les perfections de celle qui arrive.

La censure est le goût dominant des François, comme l’inconséquence est le caractère de la nation. Leurs livres sont la critique générale des mœurs, & leur conversation celle de chaque particulier, pourvû néanmoins qu’ils soient absens.

Ce qu’ils appellent la mode n’a point encore alteré l’ancien usage de dire librement tout le mal que l’on peut des autres, & quelquefois celui que l’on ne pense pas. Les plus gens de bien suivent la coutume ; on les distingue seulement à une certaine formule d’apologie de leur franchise & de leur amour pour la vérité, au moyen de laquelle ils révélent sans scrupule les défauts, les ridicules & jusqu’aux vices de leurs amis.

Si la sincérité dont les François font usage les uns contre les autres, n’a point d’exception, de même leur confiance réciproque est sans borne. Il ne faut ni éloquence pour se faire écouter, ni probité pour se faire croire. Tout est dit, tout est reçû avec la même légereté.

Ne crois pas pour cela, mon cher Aza, qu’en général les François soient nés méchans, je serois plus injuste qu’eux si je te laissois dans l’erreur.

Naturellement sensibles, touchés de la vertu, je n’en ai point vû qui écoutât sans attendrissement l’histoire que l’on m’oblige souvent à faire de la droiture de nos cœurs, de la candeur de nos sentimens & de la simplicité de nos mœurs ; s’ils vivoient parmi nous, ils deviendroient vertueux : l’exemple & la coutume sont les tirans de leurs usages.

Tel qui pense bien, médit d’un absent pour n’être pas méprisé de ceux qui l’écoutent. Tel autre seroit bon, humain, sans orgueil, s’il ne craignoit d’être ridicule, & tel est ridicule par état qui seroit un modèle de perfections s’il osoit hautement avoir du mérite.

Enfin, mon cher Aza, leurs vices sont artificiels comme leurs vertus, & la frivolité de leur caractère ne leur permet d’être qu’imparfaitement ce qu’il sont. Ainsi que leurs jouets de l’enfance, ridicules institutions des êtres pensans, ils n’ont, comme eux, qu’une ressemblance ébauchée avec leurs modèles ; du poids aux yeux, de la légéreté au tact, la surface coloriée, un intérieur informe, un prix apparent, aucune valeur réelle. Aussi ne sont-ils estimés par les autres nations que comme les jolies bagatelles le sont dans la société. Le bon sens sourit à leurs gentillesses & les remet froidement à leur place.

Heureuse la nation qui n’a que la nature pour guide, la vérité pour mobile & la vertu pour principe.

Séparateur