Lettres d’une Péruvienne/Lettre 31


LETTRE TRENTE-UNE.



IL n’est pas surprenant, mon cher Aza, que l’inconséquence soit une suite du caractère léger des François ; mais je ne puis assez m’étonner de ce qu’avec autant & plus de lumières qu’aucune autre nation, ils semblent ne pas appercevoir les contradictions choquantes que les Étrangers remarquent en eux dès la première vue.

Parmi le grand nombre de celles qui me frappent tous les jours, je n’en vois point de plus deshonorante pour leur esprit, que leur façon de penser sur les femmes. Ils les respectent, mon cher Aza, & en même-temps ils les méprisent avec un égal excès.

La premiere loi de leur politesse, ou si tu veux de leur vertu (car je ne leur en connois point d’autre) regarde les femmes. L’homme du plus haut rang doit des égards à celle de la plus vile condition, il se couvriroit de honte & de ce qu’on appelle ridicule, s’il lui faisoit quelque insulte personnelle. Et cependant l’homme le moins considérable, le moins estimé, peut tromper, trahir une femme de mérite, noircir sa réputation par des calomnies, sans craindre ni blâme ni punition.

Si je n’étois assurée que bientôt tu pourras en juger par toi-même, oserois-je te peindre des contrastes que la simplicité de nos esprits peut à peine concevoir ? Docile aux notions de la nature, notre genie ne va pas au-delà ; nous avons trouvé que la force & le courage dans un sexe, indiquoit qu’il devoit être le soutien & le défenseur de l’autre, nos Loix y sont conformes[1]. Ici loin de compatir à la foiblesse des femmes, celles du peuple accablées de travail n’en sont soulagées ni par les loix ni par leurs maris ; celles d’un rang plus élevé, jouet de la séduction ou de la méchanceté des hommes, n’ont pour se dédommager de leurs perfidies, que les dehors d’un respect purement imaginaire, toujours suivi de la plus mordante satyre.

Je m’étois bien apperçue en entrant dans le monde que la censure habituelle de la nation tomboit principalement sur les femmes, & que les hommes, entre eux, ne se méprisoient qu’avec ménagement : j’en cherchois la cause dans leurs bonnes qualités, lorsqu’un accident me l’a fait découvrir parmi leurs défauts.

Dans toutes les maisons où nous sommes entrées depuis deux jours, on a raconté la mort d’un jeune homme tué par un de ses amis, & l’on approuvoit cette action barbare, par la seule raison, que le mort avoit parlé au désavantage du vivant ; cette nouvelle extravagance me parut d’un caractère assez sérieux pour être approfondie. Je m’informai, & j’appris, mon cher Aza, qu’un homme est obligé d’exposer sa vie pour la ravir à un autre, s’il apprend que cet autre a tenu quelques discours contre lui ; ou à se bannir de la société s’il refuse de prendre une vengeance si cruelle. Il n’en fallut pas davantage pour m’ouvrir les yeux sur ce que je cherchois. Il est clair que les hommes naturellement lâches, sans honte & sans remords ne craignent que les punitions corporelles, & que si les femmes étoient autorisées à punir les outrages qu’on leur fait de la même maniere dont ils sont obligés de se venger de la plus légere insulte, tel que l’on voit reçu & accueilli dans la société, ne seroit plus ; ou retiré dans un desert, il y cacheroit sa honte & sa mauvaise foi : mais les lâches n’ont rien à craindre, ils ont trop bien fondé cet abus pour le voir jamais abolir.

L’impudence & l’effronterie sont les premiers sentimens que l’on inspire aux hommes, la timidité, la douceur & la patience, sont les seules vertus que l’on cultive dans les femmes : comment ne seroient-elles pas les victimes de l’impunité ?

Ô mon cher Aza ! que les vices brillans d’une nation d’ailleurs charmante, ne nous dégoûtent point de la naive simplicité de nos mœurs ! N’oublions jamais, toi, l’obligation où tu es d’être mon exemple, mon guide & mon soutien dans le chemin de la vertu ; & moi celle où je suis de conserver ton estime & ton amour, en imitant mon modéle, en le surpassant même s’il est possible, en méritant un respect fondé sur le mérite & non pas sur un frivole usage.

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  1. Les Loix dispensoient les femmes de tout travail pénible.