Lettres d’une Péruvienne/Lettre 29


LETTRE VINGT-NEUF.


J’Avois grand tort, mon cher Aza, de desirer si vivement un entretien avec Déterville. Hélas ! il ne m’a que trop parlé ; quoique je désavoue le trouble qu’il a excité dans mon ame, il n’est point encore effacé.

Je ne sçais quelle sorte d’impatience se joignit hier à ma tristesse accoutumée. Le monde & le bruit me devinrent plus importuns qu’à l’ordinaire : jusqu’à la tendre satisfaction de Céline & de son Époux, tout ce que je voyois, m’inspiroit une indignation approchante du mépris. Honteuse de trouver des sentimens si injustes dans mon cœur, j’allai cacher l’embarras qu’ils me causoient dans l’endroit le plus reculé du jardin.

À peine m’étois-je assise au pied d’un arbre, que des larmes involontaires coulerent de mes yeux. Le visage caché dans mes mains, j’étois ensevelie dans une rêverie si profonde, que Déterville étoit à genoux à côté de moi avant que je l’eusse apperçu.

Ne vous offensez pas, Zilia, me dit-il, c’est le hazard qui m’a conduit à vos pieds, je ne vous cherchois pas. Importuné du tumulte, je venois jouir en paix de ma douleur. Je vous ai apperçue, j’ai combattu avec moi-même pour m’éloigner de vous, mais je suis trop malheureux pour l’être sans relâche ; par pitié pour moi je me suis approché, j’ai vû couler vos larmes, je n’ai plus été le maître de mon cœur, cependant si vous m’ordonnez de vous fuir, je vous obéirai. Le pourrez-vous, Zilia ? vous suis-je odieux ? Non, lui dis-je, au-contraire, asseyez-vous, je suis bien aise de trouver une occasion de m’expliquer depuis vos derniers bienfaits… N’en parlons point, interrompit-il vivement. Attendez, repris-je, pour être tout-à-fait généreux, il faut se prêter à la reconnoissance ; je ne vous ai point parlé depuis que vous m’avez rendu les précieux ornemens du Temple où j’ai été enlevée. Peut-être en vous écrivant, ai-je mal exprimé les sentimens qu’un tel excès de bonté m’inspiroit, je veux… Hélas ! interrompit-il encore, que la reconnoissance est peu flateuse pour un cœur malheureux ! Compagne de l’indifférence, elle ne s’allie que trop souvent avec la haine.

Qu’osez-vous penser ! m’écriai-je : ah, Déterville ! combien j’aurois de reproches à vous faire, si vous n’étiez pas tant à plaindre ! bien loin de vous haïr, dès le premier moment où je vous ai vû, j’ai senti moins de répugnance à dépendre de vous que des Espagnols. Votre douceur & votre bonté me firent desirer dès-lors de gagner votre amitié, à mesure que j’ai démêlé votre caractére. Je me suis confirmée dans l’idée que vous méritiez toute la mienne, & sans parler des extrêmes obligations que je vous ai (puisque ma reconnoissance vous blesse) comment aurois-je pu me défendre des sentimens qui vous sont dus ?

Je n’ai trouvé que vos vertus dignes de la simplicité des nôtres. Un fils du Soleil s’honoreroit de vos sentimens ; votre raison est presque celle de la nature ; combien de motifs pour vous cherir ! jusqu’à la noblesse de votre figure, tout me plaît en vous : l’amitié a des yeux aussi-bien que l’amour. Autrefois après un moment d’absence, je ne vous voyois pas revenir sans qu’une sorte de sérénité ne se répandît dans mon cœur ; pourquoi avez-vous changé ces innocens plaisirs en peines & en contraintes ?

Votre raison ne paroît plus qu’avec effort. J’en crains sans cesse les écarts. Les sentimens dont vous m’entretenez, gênent l’expression des miens, ils me privent du plaisir de vous peindre sans détour les charmes que je goûterois dans votre amitié, si vous n’en troubliez la douceur. Vous m’ôtez jusqu’à la volupté délicate de regarder mon bienfaiteur, vos yeux embarrassent les miens, je n’y remarque plus cette agréable tranquillité qui passoit quelquefois jusqu’à mon ame : je n’y trouve qu’une morne douleur qui me reproche sans cesse d’en être la cause. Ah, Déterville ! que vous êtes injuste, si vous croyez souffrir seul !

Ma chere Zilia, s’écria-t-il en me baisant la main avec ardeur, que vos bontés & votre franchise redoublent mes regrets ! quel trésor que la possession d’un cœur tel que le vôtre ! mais avec quel désespoir vous m’en faites sentir la perte !

Puissante Zilia, continua-t-il, quel pouvoir est le vôtre ! n’étoit-ce point assez de me faire passer de la profonde indifférence à l’amour excessif, de l’indolence à la fureur, faut-il encore me vaincre ? Le pourrai-je ? Oui, lui dis-je, cet effort est digne de vous, de votre cœur. Cette action juste vous éléve au-dessus des mortels. Mais pourrai-je y survivre ? reprit-il douloureusement ; n’espérez pas au moins que je serve de victime au triomphe de votre amant ; j’irai loin de vous adorer votre idée, elle sera la nourriture amére de mon cœur, je vous aimerai, & je ne vous verrai plus ! ah ! du moins n’oubliez pas…

Les sanglots étouffèrent sa voix, il se hâta de cacher les larmes qui couvroient son visage, j’en répandois moi-même : aussi touchée de sa générosité que de sa douleur, je pris une de ses mains que je serrai dans les miennes ; non, lui dis-je, vous ne partirez point. Laissez-moi mon ami, contentez-vous des sentimens que j’aurai toute ma vie pour vous ; je vous aime presqu’autant que j’aime Aza, mais je ne puis jamais vous aimer comme lui.

Cruelle Zilia ! s’écria-t-il avec transport, accompagnez-vous toujours vos bontés des coups les plus sensibles ? un mortel poison détruira-t-il sans cesse le charme que vous répandez sur vos paroles ? Que je suis insensé de me livrer à leur douceur ! dans quel honteux abaissement je me plonge ! C’en est fait, je me rends à moi-même, ajouta-t-il d’un ton ferme ; adieu, vous verrez bien-tôt Aza. Puisse-t-il ne pas vous faire éprouver les tourmens qui me dévorent, puisse-t-il être tel que vous le desirez, & digne de votre cœur.

Quelles allarmes, mon cher Aza, l’air dont il prononça ces dernieres paroles, ne jetta-t-il pas dans mon ame ! Je ne pus me défendre des soupçons qui se présenterent en foule à mon esprit. Je ne doutai pas que Déterville ne fût mieux instruit qu’il ne vouloit le paroître, qu’il ne m’eût caché quelques Lettres qu’il pouvoit avoir reçues d’Espagne. Enfin (oserois-je le prononcer) que tu ne fus infidéle.

Je lui demandai la vérité avec les dernieres instances, tout ce que je pus tirer de lui, ne fut que des conjectures vagues, aussi propres à confirmer qu’à détruire mes craintes.

Cependant les réflexions sur l’inconstance des hommes, sur les dangers de l’absence, & sur la légereté avec laquelle tu avois changé de Religion, resterent profondément gravées dans mon esprit.

Pour la premiere fois, ma tendresse me devint un sentiment pénible, pour la premiere fois je craignis de perdre ton cœur ; Aza, s’il étoit vrai, si tu ne m’aimois plus, ah ! que ma mort nous sépare plutôt que ton inconstance.

Non, c’est le désespoir qui a suggeré à Déterville ces affreuses idées. Son trouble & son égarement ne devoient-ils pas me rassurer ? L’intérêt qui le faisoit parler, ne devoit-il pas m’être suspect ? Il me le fut, mon cher Aza, mon chagrin se tourna tout entier contre lui, je le traitai durement, il me quitta désespéré.

Hélas ! l’étois-je moins que lui ? Quels tourmens n’ai-je point soufferts avant de retrouver le repos de mon cœur ? Est-il encore bien affermi ? Aza ! je t’aime si tendrement ! pourrois-tu m’oublier ?

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