Lettres d’une Péruvienne/Lettre 25


LETTRE VINGT-CINQ.



QUe la prudence est quelquefois nuisible, mon cher Aza ! j’ai resisté long-tems aux puissantes instances que Déterville m’a fait faire de lui accorder un moment d’entretien. Hélas ! je fuyois mon bonheur. Enfin, moins par complaisance que par lassitude de disputer avec Céline, je me suis laissée conduire au Parloir. À la vue du changement affreux qui rend Déterville presque méconnoissable, je suis restée interdite, je me repentois déja de ma démarche, j’attendois, en tremblant, les reproches qu’il me paroissoit en droit de me faire. Pouvois-je deviner qu’il alloit combler mon ame de plaisir ?

Pardonnez-moi, Zilia, m’a-t-il dit, la violence que je vous fais ; je ne vous aurois pas obligée à me voir, si je ne vous apportois autant de joie que vous me causez de douleurs. Est-ce trop éxiger, qu’un moment de votre vue, pour récompense du cruel sacrifice que je vous fais ? Et sans me donner le tems de répondre, Voici, continua-t-il, une Lettre de ce parent dont on vous a parlé : en vous apprenant le sort d’Aza, elle vous prouvera mieux que tous mes sermens, quel est l’excès de mon amour, & tout de suite il m’en fit la lecture. Ah ! mon cher Aza, ai-je pû l’entendre sans mourir de joie ? Elle m’apprend que tes jours sont conservés, que tu es libre, que tu vis sans péril à la Cour d’Espagne. Quel bonheur inespéré !

Cette admirable Lettre est écrite par un homme qui te connoît, qui te voit, qui te parle ; peut-être tes regards ont-ils été attachés un moment sur ce précieux papier ? Je ne pouvois en arracher les miens ; je n’ai retenu qu’à peine des cris de joie prêts à m’échaper, les larmes de l’amour inondoient mon visage.

Si j’avois suivi les mouvemens de mon cœur, cent fois j’aurois interrompu Déterville pour lui dire tout ce que la reconnoissance m’inspiroit ; mais je n’oubliois point que mon bonheur doit augmenter ses peines ; je lui cachai mes transports, il ne vit que mes larmes.

Eh bien, Zilia, me dit-il, après avoir cessé de lire, j’ai tenu ma parole, vous êtes instruite du sort d’Aza ; si ce n’est point assez, que faut-il faire de plus ? Ordonnez sans contrainte, il n’est rien que vous ne soyez en droit d’éxiger de mon amour, pourvu qu’il contribue à votre bonheur.

Quoique je dusse m’attendre à cet excès de bonté, elle me surprit & me toucha.

Je fus quelques momens embarassée de ma réponse, je craignois d’irriter la douleur d’un homme si généreux. Je cherchois des termes qui exprimassent la vérité de mon cœur sans offenser la sensibilité du sien, je ne les trouvois pas, il falloit parler.

Mon bonheur, lui dis-je, ne sera jamais sans mélange, puisque je ne puis concilier les devoirs de l’amour avec ceux de l’amitié ; je voudrois regagner la vôtre & celle de Céline, je voudrois ne vous point quitter, admirer sans cesse vos vertus, payer tous les jours de ma vie le tribut de reconnoissance que je dois à vos bontés. Je sens qu’en m’éloignant de deux personnes si chères, j’emporterai des regrets éternels. Mais…

Quoi ! Zilia, s’écria-t-il, vous voulez nous quitter ! Ah ! je n’étois point préparé à cette funeste résolution, je manque de courage pour la soutenir. J’en avois assez pour vous voir ici dans les bras de mon Rival. L’effort de ma raison, la délicatesse de mon amour m’avoient affermi contre ce coup mortel ; je l’aurois préparé moi-même, mais je ne puis me séparer de vous, je ne puis renoncer à vous voir ; non, vous ne partirez point, continua-t-il avec emportement, n’y comptez pas, vous abusez de ma tendresse, vous déchirez sans pitié un cœur perdu d’amour. Zilia, cruelle Zilia ; voyez mon désespoir, c’est votre ouvrage. Hélas ! de quel prix payez-vous l’amour le plus pur !

C’est vous, lui dis-je (effrayée de sa résolution) c’est vous que je devrois accuser. Vous flétrissez mon ame en la forçant d’être ingrate ; vous désolez mon cœur par une sensibilité infructueuse. Au nom de l’amitié, ne ternissez pas une générosité sans exemple par un désespoir qui feroit l’amertume de ma vie sans vous rendre heureux. Ne condamnez point en moi le même sentiment que vous ne pouvez surmonter, ne me forcez pas à me plaindre de vous, laissez-moi chérir votre nom, le porter au bout du monde, & le faire révérer à des peuples adorateurs de la vertu.

Je ne sçais comment je prononçai ces paroles, mais Déterville fixant ses yeux sur moi, sembloit ne me point regarder ; renfermé en lui-même, il demeura long-tems dans une profonde méditation ; de mon côté je n’osois l’interrompre : nous observions un égal silence, quand il reprit la parole & me dit avec une espéce de tranquillité : Oui, Zilia, je connois, je sens toute mon injustice, mais renonce-t-on de sang froid à la vue de tant de charmes ! Vous le voulez, vous serez obéie. Quel sacrifice, ô ciel ! Mes tristes jours s’écouleront, finiront sans vous voir. Au moins si la mort… N’en parlons plus, ajouta-t-il en s’interrompant ; ma foiblesse me trahiroit, donnez-moi deux jours pour m’assurer de moi-même, je reviendrai vous voir, il est nécessaire que nous prenions ensemble des mesures pour votre voyage. Adieu, Zilia. Puisse l’heureux Aza, sentir tout son bonheur ! En même-tems il sortit.

Je te l’avoue, mon cher Aza, quoique Déterville me soit cher, quoique je fusse pénétrée de sa douleur, j’avois trop d’impatience de jouir en paix de ma félicité, pour n’être pas bien aise qu’il se retirât.

Qu’il est doux, après tant de peines, de s’abandonner à la joie ! Je passai le reste de la journée dans les plus tendres ravissemens. Je ne t’écrivis point, une Lettre étoit trop peu pour mon cœur, elle m’auroit rappellé ton absence. Je te voyois, je te parlois, cher Aza ! Que manqueroit-il à mon bonheur, si tu avois joint à cette prétieuse Lettre quelques gages de la tendresse ! Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? On t’a parlé de moi, tu es instruit de mon sort, & rien ne me parle de ton amour. Mais puis-je douter de ton cœur ? Le mien m’en répond, tu m’aimes, ta joie est égale à la mienne, tu brûles des mêmes feux, la même impatience te dévore ; que la crainte s’éloigne de mon ame, que la joie y domine sans mélange. Cependant tu as embrassé la Religion de ce peuple féroce. Quelle est-elle ? Exige-t-elle les mêmes sacrifices que celle de France ? Non, tu n’y aurois pas consenti.

Quoi qu’il en soit, mon cœur est sous tes loix ; soumise à tes lumieres, j’adopterai aveuglement tout ce qui pourra nous rendre inséparables. Que puis-je craindre ! bien-tôt réunie à mon bien, à mon être, à mon tout, je ne penserai plus que par toi, je ne vivrai que pour t’aimer.

Séparateur