Lettres d’une Péruvienne/Lettre 24


LETTRE VINGT-QUATRE.



JE pourrois encore appeller une absence le tems qui s’est écoulé, mon cher Aza, depuis la derniere fois que je t’ai écrit.

Quelques jours après l’entretien que j’eus avec Déterville, je tombai dans une maladie, que l’on nomme la fiévre. Si (comme je le crois) elle a été causée par les passions douloureuses qui m’agiterent alors, je ne doute pas qu’elle n’ait été prolongée par les tristes réflexions dont je suis occupée, & par le regret d’avoir perdu l’amitié de Céline.

Quoiqu’elle ait paru s’intéresser à ma maladie, qu’elle m’ait rendu tous les soins qui dépendoient d’elle, c’étoit d’un air si froid, elle a eu si peu de ménagement pour mon ame, que je ne puis douter de l’altération de ses sentimens. L’extrême amitié qu’elle a pour son frère l’indispose contre moi, elle me reproche sans cesse de le rendre malheureux ; la honte de paroître ingrate m’intimide, les bontés affectées de Céline me gênent, mon embarras la contraint, la douceur & l’agrément sont bannis de notre commerce.

Malgré tant de contrariété & de peine de la part du frère & de sa sœur, je ne suis pas insensible aux événemens qui changent leurs destinées.

Madame Déterville est morte. Cette mere dénaturée n’a point démenti son caractère, elle a donné tout son bien à son fils aîné. On espére que les gens de Loi empêcheront l’effet de cette injustice. Déterville désintéressé par lui-même, se donne des peines infinies pour tirer Céline de l’oppression. Il semble que son malheur redouble son amitié pour elle ; outre qu’il vient la voir tous les jours, il lui écrit soir & matin ; ses Lettres sont remplies de si tendres plaintes contre moi, de si vives inquiétudes sur ma santé, que quoique Céline affecte, en me les lisant, de ne vouloir que m’instruire du progrès de leurs affaires, je démêle aisément le motif du prétexte.

Je ne doute pas que Déterville ne les écrive, afin qu’elles me soient lûes ; néanmoins je suis persuadée qu’il s’en abstiendroit, s’il étoit instruit des reproches sanglants dont cette lecture est suivie. Ils font leur impression sur mon cœur. La tristesse me consume.

Jusqu’ici, au milieu des orages, je jouissois de la foible satisfaction de vivre en paix avec moi-même : aucune tache ne souilloit la pureté de mon ame ; aucun remords ne la troubloit ; à présent je ne puis penser, sans une sorte de mépris pour moi-même, que je rends malheureuses deux personnes auxquelles je dois la vie ; que je trouble le repos dont elles jouiroient sans moi, que je leur fais tout le mal qui est en mon pouvoir, & cependant je ne puis ni ne veux cesser d’être criminelle. Ma tendresse pour toi triomphe de mes remords. Aza, que je t’aime !

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