Lettres d’une Péruvienne/Lettre 23


LETTRE VINGT-TROIS.



JE crois, mon cher Aza, qu’il n’y a que la joie de te voir qui pourroit l’emporter sur celle que m’a causé le retour de Déterville ; mais comme s’il ne m’étoit plus permis d’en goûter sans mélange, elle a été bientôt suivie d’une tristesse qui dure encore.

Céline étoit hier matin dans ma chambre quand on vint mistérieusement l’appeller, il n’y avoit pas longtems qu’elle m’avoit quittée, lorsqu’elle me fit dire de me rendre au Parloir ; j’y courus : Quelle fut ma surprise d’y trouver son frere avec elle !

Je ne dissimulai point le plaisir que j’eus de le voir, je lui dois de l’estime & de l’amitié ; ces sentimens sont presque des vertus, je les exprimai avec autant de vérité que je les sentois.

Je voyois mon Libérateur, le seul appui de mes espérances ; j’allois parler sans contrainte de toi, de ma tendresse, de mes de desseins, ma joie alloit jusqu’au transport.

Je ne parlois pas encore françois lorsque Déterville partit, combien de choses n’avois-je pas à lui apprendre ? combien d’éclaircissemens à lui demander, bien de reconnoissances à lui témoigner ? Je voulois tout dire à la fois, je disois mal, & cependant je parlois beaucoup.

Je m’apperçus que pendant ce tems-là Déterville changeoit de visage ; une tristesse que j’y avois remarquée en entrant, se dissipoit ; la joie prenoit sa place, je m’en applaudissois, elle m’animoit à l’exciter encore. Hélas ! devois-je craindre d’en donner trop à un ami à qui je dois tout, & de qui j’attens tout ! cependant ma sincerité le jetta dans une erreur qui me coûte à présent bien des larmes.

Céline étoit sortie en même-tems que j’étois entrée, peut-être sa présence auroit-elle épargné une explication si cruelle.

Déterville attentif à mes paroles, paroissoit se plaire à les entendre sans songer à m’interrompre : je ne sçais quel trouble me saisit, lorsque je voulus lui demander des instructions sur mon voyage, & lui en expliquer le motif ; mais les expressions me manquerent, je les cherchois ; il profita d’un moment de silence, & mettant un genouil en terre devant la grille à laquelle ses deux mains étoient attachées, il me dit d’une voix émue, À quel sentiment, divine Zilia, dois-je attribuer le plaisir que je vois aussi naïvement exprimé dans vos beaux yeux que dans vos discours ? Suis-je le plus heureux des hommes au moment même où ma sœur vient de me faire entendre que j’étois le plus à plaindre ? Je ne sçais, lui répondis-je, quel chagrin Céline a pû vous donner ; mais je suis bien assurée que vous n’en recevrez jamais de ma part. Cependant, répliqua-t-il, elle m’a dit que je ne devois pas espérer d’être aimé de vous. Moi ! m’écriai-je, en l’interrompant, moi je ne vous aime point !

Ah, Déterville ! comment votre sœur peut-elle me noircir d’un tel crime ? L’ingratitude me fait horreur, je me haïrois moi-même si je croiois pouvoir cesser de vous aimer.

Pendant que je prononçois ce peu de mots, il sembloit à l’avidité de ses regards qu’il vouloit lire dans mon ame.

Vous m’aimez, Zilia, me dit-il, vous m’aimez, & vous me le dites ! Je donnerois ma vie pour entendre ce charmant aveu ; hélas ! je ne puis le croire, lors même que je l’entends. Zilia, ma chère Zilia, est-il si bien vrai que vous m’aimez ? ne vous trompez-vous pas vous-même ? votre ton, vos yeux, mon cœur, tout me séduit. Peut-être n’est-ce que pour me replonger plus cruellement dans le désespoir dont je sors.

Vous m’étonnez, repris-je ; d’où naît votre défiance ? Depuis que je vous connois, si je n’ai pû me faire entendre par des paroles, toutes mes actions n’ont-elles pas dû vous prouver que je vous aime ? Non, répliqua-t-il, je ne puis encore me flatter, vous ne parlez pas assez bien le françois pour détruire mes justes craintes ; vous ne cherchez point à me tromper, je le sçais. Mais expliquez-moi quel sens vous attachez à ces mots adorables Je vous aime. Que mon sort soit décidé, que je meure à vos pieds, de douleur ou de plaisir.

Ces mots, lui dis-je (un peu intimidée par la vivacité avec laquelle il prononça ces dernieres paroles) ces mots doivent, je crois, vous faire entendre que vous m’êtes cher, que votre sort m’intéresse, que l’amitié et la reconnoissance m’attachent à vous ; ces sentimens plaisent à mon cœur, & doivent satisfaire le vôtre.

Ah, Zilia ! me répondit-il, que vos termes s’affoiblissent, que votre ton se refroidit ! Céline m’auroit-elle dit la verité ? N’est-ce point pour Aza que vous sentez tout ce que vous dites ? Non, lui dis-je, le sentiment que j’ai pour Aza est tout différent de ceux que j’ai pour vous, c’est ce que vous appellez l’amour… Quelle peine cela peut-il vous faire, ajoutai-je (en le voyant pâlir, abandonner la grille, & jetter au ciel des regards remplis de douleur) j’ai de l’amour pour Aza, parce qu’il en a pour moi, & que nous devions être unis. Il n’y a là-dedans nul rapport avec vous. Les mêmes, s’écria-t-il, que vous trouvez entre vous & lui, puisque j’ai mille fois plus d’amour qu’il n’en ressentit jamais.

Comment cela se pourroit-il, repris-je ? vous n’êtes point de ma nation ; loin que vous m’ayez choisie pour votre épouse, le hazard seul nous a joints, & ce n’est même que d’aujourd’hui que nous pouvons librement nous communiquer nos idées. Par quelle raison auriez-vous pour moi les sentimens dont vous parlez ?

En faut-il d’autres que vos charmes & mon caractère, me répliqua-t-il, pour m’attacher à vous jusqu’à la mort ? né tendre, paresseux, ennemi de l’artifice, les peines qu’il auroit fallu me donner pour pénétrer le cœur des femmes, & la crainte de n’y pas trouver la franchise que j’y desirois, ne m’ont laissé pour elles qu’un goût vague ou passager ; j’ai vécu sans passion jusqu’au moment où je vous ai vue ; votre beauté me frappa, mais son impression auroit peut-être été aussi légère que celle de beaucoup d’autres, si la douceur & la naïveté de votre caractère ne m’avoient présenté l’objet que mon imagination m’avoit si souvent composé. Vous sçavez, Zilia, si je l’ai respecté cet objet de mon adoration ? Que ne m’en a-t-il pas couté pour résister aux occasions séduisantes que m’offroit la familiarité d’une longue navigation. Combien de fois votre innocence vous auroit-elle livrée à mes transports, si je les eusse écoutés ? Mais loin de vous offenser, j’ai poussé la discrétion jusqu’au silence ; j’ai même exigé de ma sœur qu’elle ne vous parleroit pas de mon amour ; je n’ai rien voulu devoir qu’à vous-même. Ah, Zilia ! si vous n’êtes point touchée d’un respect si tendre, je vous fuirai ; mais je le sens, ma mort sera le prix du sacrifice.

Votre mort ! m’écriai-je (penetrée de la douleur sincère dont je le voyois accablé) hélas ! quel sacrifice ! Je ne sçais si celui de ma vie ne me seroit pas moins affreux.

Eh bien, Zilia, me dit-il, si ma vie vous est chere, ordonnez donc que je vive ? Que faut-il faire ? lui dis-je. M’aimer, répondit-il, comme vous aimiez Aza. Je l’aime toujours de même, lui répliquai-je, & je l’aimerai jusqu’à la mort : je ne sçais, ajoutai-je, si vos Loix vous permettent d’aimer deux objets de la même maniere, mais nos usages & mon cœur nous le défendent. Contentez-vous des sentimens que je vous promets, je ne puis en avoir d’autres, la vérité m’est chère, je vous la dis sans détour.

De quel sang froid vous m’assassinez, s’écria-t-il ! Ah Zilia ! que je vous aime, puisque j’adore jusqu’à votre cruelle franchise. Eh bien, continua-t-il après avoir gardé quelques momens le silence, mon amour surpassera votre cruauté. Votre bonheur m’est plus cher que le mien. Parlez-moi avec cette sincérité qui me déchire sans ménagement. Quelle est votre espérance sur l’amour que vous conservez pour Aza ?

Hélas ! lui dis-je, je n’en ai qu’en vous seul. Je lui expliquai ensuite comment j’avois appris que la communication aux Indes n’étoit pas impossible ; je lui dis que je m’étois flattée qu’il me procureroit les moyens d’y retourner, ou tout au moins, qu’il auroit assez de bonté pour faire passer jusqu’à toi des nœuds qui t’instruiroient de mon sort, & pour m’en faire avoir les réponses, afin qu’instruite de ta destinée, elle serve de régle à la mienne.

Je vais prendre, me dit-il, (avec un sang froid affecté) les mesures nécessaires pour découvrir le sort de votre Amant, vous serez satisfaite à cet égard ; cependant vous vous flateriez en vain de revoir l’heureux Aza, des obstacles invincibles vous séparent.

Ces mots, mon cher Aza, furent un coup mortel pour mon cœur, mes larmes coulerent en abondance, elles m’empêcherent long-tems de répondre à Déterville, qui de son côté gardoit un morne silence. Eh bien, lui dis-je enfin, je ne le verrai plus, mais je n’en vivrai pas moins pour lui ; si votre amitié est assez généreuse pour nous procurer quelque correspondance, cette satisfaction suffira pour me rendre la vie moins insupportable, & je mourrai contente, pourvû que vous me promettiez de lui faire savoir que je suis morte en l’aimant.

Ah ! c’en est trop, s’écria-t-il, en se levant brusquement : oui, s’il est possible. Je serai le seul malheureux. Vous connoîtrez ce cœur que vous dédaignez ; vous verrez de quels efforts est capable un amour tel que le mien, & je vous forcerai au moins à me plaindre. En disant ces mots, il sortit & me laissa dans un état que je ne comprends pas encore ; j’étois demeurée debout, les yeux attachez sur la porte par où Déterville venoit de sortir, abîmée dans une confusion de pensées que je ne cherchois pas même à démêler : j’y serois restée long-tems, si Céline ne fût entrée dans le Parloir.

Elle me demanda vivement pourquoi Déterville étoit sorti si-tôt. Je ne lui cachai pas ce qui s’étoit passé entre nous. D’abord elle s’affligea de ce qu’elle appelloit le malheur de son frère. Ensuite tournant sa douleur en colere, elle m’accabla des plus durs reproches, sans que j’osasse y opposer un seul mot. Qu’aurois-je pû lui dire ? mon trouble me laissoit à peine la liberté de penser ; je sortis, elle ne me suivit point. Retirée dans ma chambre, j’y suis restée un jour sans oser paroître, sans avoir eu de nouvelles de personne, & dans un désordre d’esprit qui ne me permettoit pas même de t’écrire.

La colere de Céline, le désespoir de son frère, ses dernieres paroles auxquelles je voudrois & je n’ose donner un sens favorable, livrerent mon ame tour à tour aux plus cruelles inquiétudes.

J’ai cru enfin que le seul moyen de les adoucir étoit de te les peindre, de t’en faire part, de chercher dans ta tendresse les conseils dont j’ai besoin ; cette erreur m’a soutenue pendant que j’écrivois ; mais qu’elle a peu duré ! Ma lettre est écrite, & les caracteres ne sont tracés que pour moi.

Tu ignores ce que je souffre, tu ne sçais pas même si j’éxiste, si je t’aime. Aza, mon cher Aza, ne le sçauras-tu jamais !

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