Lettres d’une Péruvienne/Lettre 26


LETTRE VINGT-SIX.



C’Est ici, mon cher Aza, que je te reverrai ; mon bonheur s’accroît chaque jour par ses propres circonstances. Je sors de l’entrevue que Déterville m’avoit assignée ; quelque plaisir que je me sois fait de surmonter les difficultés du voyage, de te prévenir, de courir au-devant de tes pas, je le sacrifie sans regret au bonheur de te voir plutôt.

Déterville m’a prouvé avec tant d’évidence que tu peux être ici en moins de tems qu’il ne m’en faudroit pour aller en Espagne, que quoiqu’il m’ait généreusement laissé le choix, je n’ai pas balancé à t’attendre, le tems est trop cher pour le prodiguer sans nécessité.

Peut-être avant de me déterminer, aurois-je examiné cet avantage avec plus de soin, si je n’eusse tiré des éclaircissemens sur mon voyage qui m’ont décidée en secret, sur le parti que je prends ; & ce secret je ne puis le confier qu’à toi.

Je me suis souvenue que pendant la longue route qui m’a conduite à Paris, Déterville donnoit des piéces d’argent & quelquefois d’or dans tous les endroits où nous nous arrêtions. J’ai voulu sçavoir si c’étoit par obligation, ou par simple libéralité. J’ai appris qu’en France, non-seulement on fait payer la nourriture aux voyageurs, mais même le repos[1].

Hélas ! je n’ai pas la moindre partie de ce qui seroit nécessaire pour contenter l’intérêt de ce peuple avide ; il faudroit le recevoir des mains de Déterville. Quelle honte ! tu sçais tout ce que je lui dois. Je l’acceptois avec une répugnance qui ne peut être vaincue que par la nécessité ; mais pourrois-je me résoudre à contracter volontairement un genre d’obligation, dont la honte va presque jusqu’à l’ignominie ! Je n’ai pu m’y resoudre, mon cher Aza, cette raison seule m’auroit déterminée à demeurer ici ; le plaisir de te voir plus promptement n’a fait que confirmer ma résolution.

Déterville a écrit devant moi au Ministre d’Espagne. Il le presse de te faire partir, il lui indique les moyens de te faire conduire ici avec une générosité qui me pénétre de reconnoissance & d’admiration.

Quels doux momens j’ai passé, pendant que Déterville écrivoit ! Quel plaisir d’être occupée des arrangemens de ton voyage, de voir les aprêts de mon bonheur, de n’en plus douter !

Si d’abord il m’en a coûté pour renoncer au dessein que j’avois de te prévenir, je l’avoue, mon cher Aza, j’y trouve à présent mille sources de plaisirs, que je n’y avois pas apperçues.

Plusieurs circonstances, qui ne me paroissoient d’aucune valeur pour avancer ou retarder mon départ, me deviennent intéressantes & agréables. Je suivois aveuglément le penchant de mon cœur, j’oubliois que j’allois te chercher au milieu de ces barbares Espagnols dont la seule idée me saisit d’horreur ; je trouve une satisfaction infinie dans la certitude de ne les revoir jamais : la voix de l’amour éteignoit celle de l’amitié. Je goûte sans remords la douceur de les réunir. D’un autre côté, Déterville m’a assuré qu’il nous étoit à jamais impossible de revoir la ville du Soleil. Après le séjour de notre patrie, en est-il un plus agréable que celui de la France ? Il te plaira, mon cher Aza, quoique la sincerité en soit bannie ; on y trouve tant d’agrémens, qu’ils font oublier les dangers de la société.

Après ce que je t’ai dit de l’or, il n’est pas nécessaire de t’avertir d’en apporter, tu n’as que faire d’autre mérite ; la moindre partie de tes trésors suffit pour te faire admirer & confondre l’orgueil des magnifiques indigens de ce Royaume ; tes vertus & tes sentimens ne seront chéris que de moi.

Déterville m’a promis de te faire rendre mes nœuds & mes Lettres ; il m’a assurée que tu trouverois des Interprêtes pour t’expliquer les dernières. On vient me demander le paquet, il faut que je te quitte : adieu, cher espoir de ma vie ; je continuerai à t’écrire : si je ne puis te faire passer mes Lettres, je te les garderai.

Comment supporterois-je la longueur de ton voyage, si je me privois du seul moyen que j’ai de m’entretenir de ma joie, de mes transports, de mon bonheur !

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  1. Les Incas avoient établi sur les chemins de grandes maisons où l’on recevoit les Voyageurs sans aucuns frais.