Lettres d’une Péruvienne/Lettre 18

Lettre XIX  ►


LETTRE DIX-HUITIÉME.



COmbien de tems effacé de ma vie, mon cher Aza ! Le Soleil a fait la moitié de son cours depuis la dernière fois que j’ai joui du bonheur artificiel que je me faisois en croyant m’entretenir avec toi. Que cette double absence m’a paru longue ! Quel courage ne m’a-t-il pas fallu pour la supporter ? Je ne vivois que dans l’avenir, le présent ne me paroissoit plus digne d’être compté. Toutes mes pensées n’étoient que des desirs, toutes mes réflexions que des projets, tous mes sentimens que des espérances.

À peine puis-je encore former ces figures, que je me hâte d’en faire les interprêtes de ma tendresse.

Je me sens ranimer par cette tendre occupation. Rendue à moi-même, je crois recommencer à vivre. Aza, que tu m’es cher, que j’ai de joie à te le dire, à le peindre, à donner à ce sentiment toutes les sortes d’existences qu’il peut avoir ! Je voudrois le tracer sur le plus dur métal, sur les murs de ma chambre, sur mes habits, sur tout ce qui m’environne, & l’exprimer dans toutes les langues.

Hélas ! que la connoissance de celle dont je me sers à présent m’a été funeste, que l’espérance qui m’a portée à m’en instruire étoit trompeuse ! À mesure que j’en ai acquis l’intelligence, un nouvel univers s’est offert à mes yeux. Les objets ont pris une autre forme, chaque éclaircissement m’a découvert un nouveau malheur.

Mon esprit, mon cœur, mes yeux, tout m’a séduit, le Soleil même m’a trompée. Il éclaire le monde entier dont ton empire n’occupe qu’une portion, ainsi que bien d’autres Royaumes qui le composent. Ne crois pas, mon cher Aza, que l’on m’ait abusée sur ces faits incroyables : on ne me les a que trop prouvés.

Loin d’être parmi des peuples soumis à ton obéissance, je suis non seulement sous une Domination Étrangére, éloignée de ton Empire par une distance si prodigieuse, que notre nation y seroit encore ignorée, si la cupidité des Espagnols ne leur avoit fait surmonter des dangers affreux pour pénétrer jusqu’à nous.

L’amour ne fera-t-il pas ce que la soif des richesses a pu faire ? Si tu m’aimes, si tu me desires, si seulement tu penses encore à la malheureuse Zilia, je dois tout attendre de ta tendresse ou de ta générosité. Que l’on m’enseigne les chemins qui peuvent me conduire jusqu’à toi, les périls à surmonter, les fatigues à supporter seront des plaisirs pour mon cœur.

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