Lettres d’une Péruvienne/Lettre 19

Lettre XX  ►


LETTRE DIX-NEUVIÉME.



JE suis encore si peu habile dans l’art d’écrire, mon cher Aza, qu’il me faut un tems infini pour former très-peu de lignes. Il arrive souvent qu’après avoir beaucoup écrit, je ne puis deviner moi-même ce que j’ai cru exprimer. Cet embarras brouille mes idées, me fait oublier ce que j’ai retracé avec peine à mon souvenir ; je recommence, je ne fais pas mieux, & cependant je continue.

J’y trouverois plus de facilité, si je n’avois à te peindre que les expressions de ma tendresse ; la vivacité de mes sentimens applaniroit toutes les difficultés.

Mais je voudrois aussi te rendre compte de tout ce qui s’est passé pendant l’intervalle de mon silence. Je voudrois que tu n’ignorasses aucune de mes actions ; néanmoins elles sont depuis long-tems si peu intéressantes, & si peu uniformes, qu’il me seroit impossible de les distinguer les unes des autres.

Le principal événement de ma vie a été le départ de Déterville.

Depuis un espace de tems que l’on nomme six mois, il est allé faire la Guerre pour les intérêts de son Souverain. Lorsqu’il partit, j’ignorois encore l’usage de sa langue ; cependant à la vive douleur qu’il fit paroître en se séparant de sa sœur & de moi, je compris que nous le perdions pour long-tems.

J’en versai bien des larmes ; mille craintes remplirent mon cœur, que les bontés de Céline ne purent effacer. Je perdois en lui la plus solide espérance de te revoir. À qui pourrois-je avoir recours, s’il m’arrivoit de nouveaux malheurs ? Je n’étois entendue de personne.

Je ne tardai pas à se sentir les effets de cette absence. Madame sa mere, dont je n’avois que trop deviné le dédain (& qui ne m’avoit tant retenue dans sa chambre, que par je ne sçais quelle vanité qu’elle tiroit, dit-on, de ma naissance & du pouvoir qu’elle a sur moi) me fit enfermer avec Céline dans une maison de Vierges, où nous sommes encore. La vie que l’on y mene est si uniforme, qu’elle ne peut produire que des événemens peu considérables.

Cette retraite ne me déplairoit pas, si au moment où je suis en état de tout entendre, elle ne me privoit des instructions dont j’ai besoin sur le dessein que je forme d’aller te rejoindre. Les Vierges qui l’habitent sont d’une ignorance si profonde, qu’elles ne peuvent satisfaire à mes moindres curiosités.

Le culte qu’elles rendent à la Divinité du pays, exige qu’elles renoncent à tous ses bienfaits, aux connoissances de l’esprit, aux sentimens du cœur, & je crois même à la raison, du moins leur discours le fait-il penser.

Enfermées comme les nôtres, elles ont un avantage que l’on n’a pas dans les Temples du Soleil : ici les murs ouverts en quelques endroits, & seulement fermés par des morceaux de fer croisés, assez près l’un de l’autre, pour empêcher de sortir, laissent la liberté de voir & d’entretenir les gens du dehors, c’est ce qu’on appelle des Parloirs.

C’est à la faveur d’un de cette commodité, que je continue à prendre des leçons d’écriture. Je ne parle qu’au maître qui me les donne ; son ignorance à tous autres égards qu’à celui de son art, ne peut me tirer de la mienne. Céline ne me paroît pas mieux instruite ; je remarque dans les réponses qu’elle fait à mes questions, un certain embarras qui ne peut partir que d’une dissimulation maladroite ou d’une ignorance honteuse. Quoi qu’il en soit, son entretien est toujours borné aux intérêts de son cœur & à ceux de sa famille.

Le jeune François qui lui parla un jour en sortant du Spectacle, où l’on chante, est son Amant, comme j’avois cru le deviner.

Mais Madame Déterville, qui ne veut pas les unir, lui défend de le voir, & pour l’en empêcher plus surement, elle ne veut pas même qu’elle parle à qui que ce soit.

Ce n’est pas que son choix soit indigne d’elle, c’est que cette mere glorieuse & dénaturée, profite d’un usage barbare, établi parmi les Grands Seigneurs de ce pays, pour obliger Céline à prendre l’habit de Vierge, afin de rendre son fils aîné plus riche.

Par le même motif, elle a déjà obligé Déterville à choisir un certain Ordre, dont il ne pourra plus sortir, dès qu’il aura prononcé des paroles que l’on appelle Vœux.

Céline résiste de tout son pouvoir au sacrifice que l’on éxige d’elle ; son courage est soutenu par des Lettres de son Amant, que je reçois de mon Maître à écrire, & que je lui rends ; cependant son chagrin apporte tant d’altération dans son caractère, que loin d’avoir pour moi les mêmes bontés qu’elle avoit avant que je parlasse sa langue, elle répand sur notre commerce une amertume qui aigrit mes peines.

Confidente perpétuelle des siennes, je l’écoute sans ennui, je la plains sans effort, je la console avec amitié ; & si ma tendresse réveillée par la peinture de la sienne, me fait chercher à soulager l’oppression de mon cœur, en prononçant seulement ton nom, l’impatience & le mépris se peignent sur son visage, elle me conteste ton esprit, tes vertus, & jusqu’à ton amour.

Ma China même (je ne lui sçai point d’autre nom, celui-là a paru plaisant, on le lui a laissé) ma China, qui sembloit m’aimer, qui m’obéit en toutes autres occasions, se donne la hardiesse de m’exhorter à ne plus penser à toi, ou si je lui impose silence, elle sort : Céline arrive, il faut renfermer mon chagrin.

Cette contrainte tirannique met le comble à mes maux. Il ne me reste que la seule & penible satisfaction de couvrir ce papier des expressions de ma tendresse, puisqu’il est le seul témoin docile des sentimens de mon cœur.

Hélas ! je prends peut-être des peines inutiles, peut-être ne sauras-tu jamais que je n’ai vêcu que pour toi. Cette horrible pensée affaiblit mon courage, sans rompre le dessein que j’ai de continuer à t’écrire. Je conserve mon illusion pour te conserver ma vie, j’écarte la raison barbare qui voudroit m’éclairer ; si je n’espérois te revoir, je périrois, mon cher Aza, j’en suis certaine ; sans toi la vie m’est un supplice.

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