Lettres d’une Péruvienne/Lettre 17


LETTRE DIX-SEPTIÉME.



JE ne sçais plus que penser du génie de cette nation, mon cher Aza. Il parcourt les extrêmes avec tant de rapidité, qu’il faudroit être plus habile que je ne le suis pour asseoir un jugement sur son caractère.

On m’a fait voir un spectacle totalement opposé au premier. Celui-là cruel, effrayant, révolte la raison, & humilie l’humanité. Celui-ci amusant, agréable, imite la nature, & fait honneur au bon sens. Il est composé d’un bien plus grand nombre d’hommes & de femmes que le premier. On y représente aussi quelques actions de la vie humaine ; mais soit que l’on exprime la peine ou le plaisir, la joie ou la tristesse, c’est toujours par des chants & des danses.

Il faut, mon cher Aza, que l’intelligence des sons soit universelle, car il ne m’a pas été plus difficile de m’affecter des différentes passions que l’on a représentées, que si elles eussent été exprimées dans notre langue, & cela me paroît bien naturel.

Le langage humain est sans doute de l’invention des hommes, puisqu’il differe suivant les differentes nations. La nature plus puissante & plus attentive aux besoins & aux plaisirs de ses créatures leur a donné des moyens généraux de les exprimer, qui sont fort bien imités par les chants que j’ai entendus.

S’il est vrai que des sons aigus expriment mieux le besoin de secours dans une crainte violente ou dans une douleur vive, que des paroles entendues dans une partie du monde, & qui n’ont aucune signification dans l’autre, il n’est pas moins certain que de tendres gémissemens frapent nos cœurs d’une compassion bien plus efficace que des mots dont l’arrangement bizarre fait souvent un effet contraire.

Les sons vifs & légers ne portent-ils pas inévitablement dans notre ame le plaisir gay, que le récit d’une histoire divertissante, ou une plaisanterie adroite n’y fait jamais naître qu’imparfaitement ?

Est-il dans aucune langue des expressions qui puissent communiquer le plaisir ingénu avec autant de succès que font les jeux naïfs des animaux ? Il semble que les danses veulent les imiter, du moins inspirent-elles à peu près le même sentiment.

Enfin, mon cher Aza, dans ce spectacle tout est conforme à la nature & à l’humanité. Eh ! quel bien peut-on faire aux hommes, qui égale celui de leur inspirer de la joie ?

J’en ressentis moi-même & j’en emportois presque malgré moi, quand elle fut troublée par un accident qui arriva à Céline.

En sortant, nous nous étions un peu écartées de la foule, & nous nous soutenions l’une & l’autre de crainte de tomber. Déterville étoit quelques pas devant nous avec sa belle-sœur qu’il conduisoit, lorsqu’un jeune Sauvage d’une figure aimable aborda Céline, lui dit quelques mots fort bas, lui laissa un morceau de papier qu’à peine elle eut la force de recevoir, & s’éloigna.

Céline qui s’étoit effrayée à son abord jusqu’à me faire partager le tremblement qui la saisit, tourna la tête languissamment vers lui lorsqu’il nous quitta. Elle me parut si foible, que la croyant attaquée d’un mal subit, j’allois appeller Déterville pour la secourir ; mais elle m’arrêta & m’imposa silence en me mettant un de ses doigts sur la bouche ; j’aimai mieux garder mon inquiétude, que de lui désobéir.

Le même soir quand le frère & la sœur se furent rendus dans ma chambre, Céline montra au Cacique le papier qu’elle avoit reçû ; sur le peu que je devinai de leur entretien, j’aurois pensé qu’elle aimoit le jeune homme qui le lui avoit donné, s’il étoit possible que l’on s’effrayât de la présence de ce qu’on aime.

Je pourrois encore, mon cher Aza, te faire part de beaucoup d’autres remarques que j’ai faites ; mais hélas ! je vois la fin de mes cordons, j’en touche les derniers fils, j’en noue les derniers nœuds ; ces nœuds qui me sembloient être une chaîne de communication de mon cœur au tien, ne sont déjà plus que les tristes objets de mes regrets. L’illusion me quitte, l’affreuse vérité prend sa place, mes pensées errantes, égarées dans le vuide immense de l’absence, s’anéantiront désormais avec la même rapidité que le tems. Cher Aza, il me semble que l’on nous sépare encore une fois, que l’on m’arrache de nouveau à ton amour. Je te perds, je te quitte, je ne te verrai plus, Aza ! cher espoir de mon cœur, que nous allons être éloignez l’un de l’autre !

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