Lettres d’une Péruvienne/Lettre 12

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LETTRE DOUZIÉME.



J’Ai passé bien du tems, mon cher Aza, sans pouvoir donner un moment à ma plus chere occupation ; j’ai cependant un grand nombre de choses extraordinaires à t’apprendre ; je profite d’un peu de loisir pour essayer de t’en instruire.

Le lendemain de ma visite chez la Pallas, Déterville me fit apporter un fort bel habillement à l’usage du pays. Après que ma petite China l’eut arrangé sur moi à sa fantaisie, elle me fit approcher de cette ingénieuse machine qui double les objets : Quoique je dûsse être accoutumée à ses effets, je ne pus encore me garantir de la surprise, en me voyant comme si j’étois vis-à-vis de moi-même.

Mon nouvel ajustement ne me déplut pas ; peut-être je regretterois davantage celui que je quitte, s’il ne m’avoit fait regarder par tout avec une attention incommode.

Le Cacique entra dans ma chambre au moment que la jeune fille ajoutoit encore plusieurs bagatelles à ma parure ; il s’arrêta à l’entrée de la porte & nous regarda long-tems sans parler : sa rêverie étoit si profonde, qu’il se détourna pour laisser sortir la China et se remit à sa place sans s’en appercevoir ; les yeux attachés sur moi, il parcouroit toute ma personne avec une attention sérieuse dont j’étois embarrassée, sans en sçavoir la raison.

Cependant afin de lui marquer ma reconnoissance pour ses nouveaux bienfaits, je lui tendis la main, & ne pouvant exprimer mes sentimens, je crûs ne pouvoir lui rien dire de plus agréable que quelques-uns des mots qu’il se plaît à me faire répéter ; je tâchai même d’y mettre le ton qu’il y donne.

Je ne sçais quel effet ils firent dans ce moment-là sur lui ; mais ses yeux s’animerent, son visage s’enflamma, il vint à moi d’un air agité, il parut vouloir me prendre dans ses bras, puis s’arrêtant tout-à-coup, il me serra fortement la main en prononçant d’une voix émuë. Non…,… le respectsa vertu… & plusieurs autres mots que je n’entends pas mieux, & puis il courut se jetter sur son siége à l’autre côté de la chambre, où il demeura la tête appuyée dans ses mains avec tous les signes d’une profonde douleur.

Je fus allarmée de son état, ne doutant pas que je lui eusse causé quelques peines ; je m’approchai de lui pour lui en témoigner mon repentir ; mais il me repoussa doucement sans me regarder, & je n’osai plus lui rien dire : j’étois dans le plus grand embarras, quand les domestiques entrerent pour nous apporter à manger ; il se leva, nous mangeâmes ensemble à la maniere accoutumée sans qu’il parût d’autre suite à sa douleur qu’un peu de tristesse ; mais il n’en avoit ni moins de bonté, ni moins de douceur ; tout cela me paroît inconcevable.

Je n’osois lever les yeux sur lui ni me servir des signes, qui ordinairement nous tenoient lieu d’entretien ; cependant nous mangions dans un tems si différent de l’heure ordinaire des repas, que je ne pus m’empêcher de lui en témoigner ma surprise. Tout ce que je compris à sa réponse, fut que nous allions changer de demeure. En effet, le Cacique après être sorti & rentré plusieurs fois, vint me prendre par la main ; je me laissai conduire, en rêvant toujours à ce qui s’étoit passé, & en cherchant à démêler si le changement de lieu n’en étoit pas une suite.

À peine eus-je passé la derniere porte de la maison, qu’il m’aida à monter un pas assez haut, & je me trouvai dans une petite chambre où l’on ne peut se tenir debout sans incommodité ; mais nous y fûmes assis fort à l’aise, le Cacique, la China & moi ; ce petit endroit est agréablement meublé, une fenêtre de chaque côté l’éclaire suffisamment, mais il n’y a pas assez d’espace pour y marcher.

Tandis que je le considérois avec surprise, & que je tâchois de deviner pourquoi Déterville nous enfermoit si étroitement (ô, mon cher Aza ! que les prodiges sont familiers dans ce pays) je sentis cette machine ou cabane (je ne sçais comment la nommer) je la sentis se mouvoir & changer de place ; ce mouvement me fit penser à la maison flotante : la frayeur me saisit ; le Cacique attentif à mes moindres inquiétudes me rassura en me faisant regarder par une des fenêtres, je vis (non sans une surprise extrême) que cette machine suspendue assez près de la terre, se mouvoit par un secret que je ne comprenois pas.

Déterville me fit aussi voir que plusieurs Hamas[1] d’une espéce qui nous est inconnue, marchoient devant nous & nous traînoient après eux ; il faut, ô lumiere de mes jours, un génie plus qu’humain pour inventer des choses si utiles & si singulieres ; mais il faut aussi qu’il y ait dans cette Nation quelques grands défauts qui modérent sa puissance, puisqu’elle n’est pas la maitresse du monde entier.

Il y a quatre jours qu’enfermés dans cette merveilleuse machine, nous n’en sortons que la nuit pour reprendre du repos dans la premiere habitation qui se rencontre, & je n’en sors jamais sans regret. Je te l’avouë, mon cher Aza, malgré mes tendres inquiétudes j’ai goûté pendant ce voyage des plaisirs qui m’étoient inconnus. Renfermée dans le Temple dès ma plus tendre enfance, je ne connoissois pas les beautés de l’univers ; tout ce que je vois me ravit & m’enchante.

Les campagnes immenses, qui se changent & se renouvellent sans cesse à des regards attentifs emportent l’ame avec plus de rapidité que l’on ne les traverse.

Les yeux sans se fatiguer parcourent, embrassent & se reposent tout à la fois sur une variété infinie d’objets admirables : on croit ne trouver de bornes à sa vue que celles du monde entier ; cette erreur nous flatte, elle nous donne une idée satisfaisante de notre propre grandeur, & semble nous rapprocher du Créateur de tant de merveilles.

À la fin d’un beau jour, le Ciel n’offre pas un spectacle moins admirable que celui de la terre ; des nuées transparentes assemblées autour du Soleil, teintes des plus vives couleurs, nous présentent de toutes parts des montagnes d’ombre & de lumiere, dont le majestueux désordre attire notre admiration jusqu’à l’oubli de nous-mêmes.

Le Cacique a eu la complaisance de me faire sortir tous les jours de la cabane roulante pour me laisser contempler à loisir les merveilles qu’il me voyoit admirer.

Que les bois sont délicieux, ô mon cher Aza ! si les beautés du Ciel & de la terre nous emportent loin de nous par un ravissement involontaire, celles des forêts nous y ramènent par un attrait intérieur, incompréhensible, dont la seule nature a le secret. En entrant dans ces beaux lieux, un charme universel se répand sur tous les sens & confond leur usage. On croit voir la fraîcheur avant de la sentir ; les différentes nuances de la couleur des feuilles adoucissent la lumiere qui les pénétre, & semblent frapper le sentiment aussi-tôt que les yeux. Une odeur agréable, mais indéterminée, laisse à peine discerner si elle affecte le goût ou l’odorat ; l’air même sans être apperçu, porte dans tout notre être une volupté pure qui semble nous donner un sens de plus, sans pouvoir en désigner l’organe.

Ô, mon cher Aza ! que ta présence embelliroit des plaisirs si purs ! Que j’ai desiré de les partager avec toi ! Témoin de mes tendres pensées, je t’aurois fait trouver dans les sentimens de mon cœur des charmes encore plus touchans que tous ceux des beautés de l’univers.

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  1. Nom générique des bêtes.