Lettres d’une Péruvienne/Lettre 11

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LETTRE ONZIÉME.



QUoique j’aie pris tous les soins qui sont en mon pouvoir pour découvrir quelque lumiere sur mon sort, mon cher Aza, je n’en suis pas mieux instruite que je l’étois il y a trois jours. Tout ce que j’ai pû remarquer, c’est que les Sauvages de cette Contrée paroissent aussi bons, aussi humains que le Cacique ; ils chantent & dansent, comme s’ils avoient tous les jours des terres à cultiver[1]. Si je m’en rapportois à l’opposition de leurs usages à ceux de notre Nation, je n’aurois plus d’espoir ; mais je me souviens que ton auguste pere a soumis à son obéissance des Provinces fort éloignées, & dont les Peuples n’avoient pas plus de rapport avec les nôtres ; pourquoi celle-ci n’en seroit-elle pas une ? Le Soleil paroît se plaire à l’éclairer, il est plus beau, plus pur que je ne l’ai jamais vû, & je me livre à la confiance qu’il m’inspire : il ne me reste d’inquiétude que sur la longueur du tems qu’il faudra passer avant de pouvoir m’éclaircir tout-à-fait sur nos intérêts ; car, mon cher Aza, je n’en puis plus douter, le seul usage de la Langue du pays pourra m’apprendre la vérité & finir mes inquiétudes.

Je ne laisse échaper aucune occasion de m’en instruire, je profite de tous les momens où Déterville me laisse en liberté pour prendre des leçons de Ma-China ; c’est une foible ressource, ne pouvant lui faire entendre mes pensées, je ne puis former aucun raisonnement avec elle ; je n’apprends que le nom des objets qui frappent ses yeux & les miens. Les signes du Cacique me sont quelquefois plus utiles. L’habitude nous en a fait une espéce de langage, qui nous sert au moins à exprimer nos volontés. Il me mena hier dans une maison, où, sans cette intelligence, je me serois fort mal conduite.

Nous entrâmes dans une chambre plus grande & plus ornée que celle que j’habite ; beaucoup de monde y étoit assemblé. L’étonnement général que l’on témoigna à ma vue me déplut, les ris excessifs que plusieurs jeunes filles s’efforçoient d’étouffer & qui recommençoient, lorsqu’elles levoient les yeux sur moi, excitoient dans mon cœur un sentiment si fâcheux, que je l’aurois pris pour de la honte, si je me fusse sentie coupable de quelque faute. Mais ne me trouvant qu’une grande répugnance à demeurer avec elles, j’allois retourner sur mes pas quand un signe de Déterville me retint.

Je compris que je commettois une faute, si je sortois, & je me gardai bien de rien faire qui méritât le blâme que l’on me donnoit sans sujet ; je restai donc, en portant toute mon attention sur ces femmes ; je crus démêler que la singularité de mes habits causoit seule la surprise des unes & les ris offensans des autres, j’eus pitié de leur foiblesse ; je ne pensai plus qu’à leur persuader par ma contenance, que mon ame ne différoit pas tant de la leur, que mes habillemens de leurs parures.

Un homme que j’aurois pris pour un Curacas[2] s’il n’eût été vêtu de noir, vint me prendre par la main d’un air affable, & me conduisit auprès d’une femme qu’à son air fier je pris pour la Pallas[3] de la Contrée. Il lui dit plusieurs paroles que je sçais pour les avoir entendues prononcer mille fois à Déterville. Qu’elle est belle ! les beaux yeux !… un autre homme lui répondit.

Des graces, une taille de Nymphe !… Hors les femmes qui ne dirent rien, tous répéterent à peu près les mêmes mots ; je ne sçais pas encore leur signification, mais ils expriment sûrement des idées agréables, car en les prononçant, le visage est toujours riant.

Le Cacique paroissoit extrêmement satisfait de ce que l’on disoit ; il se tint toujours à côté de moi, ou s’il s’en éloignoit pour parler à quelqu’un, ses yeux ne me perdoient pas de vue, & ses signes m’avertissoient de ce que je devois faire : de mon côté j’étois fort attentive à l’observer pour ne point blesser les usages d’une Nation si peu instruite des nôtres.

Je ne sçais, mon cher Aza, si je pourrai te faire comprendre combien les manieres de ces Sauvages m’ont paru extraordinaires.

Ils ont une vivacité si impatiente, que les paroles ne leur suffisant pas pour s’exprimer, ils parlent autant par le mouvement de leur corps que par le son de leur voix ; ce que j’ai vû de leur agitation continuelle, m’a pleinement persuadée du peu d’importance des démonstrations du Cacique, qui m’ont tant causé d’embarras & sur lesquelles j’ai fait tant de fausses conjectures.

Il baisa hier les mains de la Pallas, & celles de toutes les autres femmes, il les baisa même au visage (ce que je n’avois pas encore vû) : les hommes venoient l’embrasser ; les uns le prenoient par une main, les autres le tiroient par son habit, & tout cela avec une promptitude dont nous n’avons point d’idées.

À juger de leur esprit par la vivacité de leurs gestes, je suis sûre que nos expressions mesurées, que les sublimes comparaisons qui expriment si naturellement nos tendres sentimens & nos pensées affectueuses, leur paroîtroient insipides ; ils prendroient notre air sérieux & modeste pour de la stupidité ; & la gravité de notre démarche pour un engourdissement. Le croirois-tu, mon cher Aza, malgré leurs imperfections, si tu étois ici, je me plairois avec eux. Un certain air d’affabilité répandu sur tout ce qu’ils font, les rend aimables ; & si mon ame étoit plus heureuse, je trouverois du plaisir dans la diversité des objets qui se présentent successivement à mes yeux ; mais le peu de rapport qu’ils ont avec toi, efface les agrémens de leur nouveauté ; toi seul fais mon bien & mes plaisirs.

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  1. Les terres se cultivoient en commun au Perou, & les jours de ce travail étoient des jours de réjouissances.
  2. Les Curacas étoient de petits Souverains d’une Contrée ; ils avoient le privilége de porter le même habit que les Incas.
  3. Nom générique des Princesses.