Lettres d’une Péruvienne/Lettre 13

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LETTRE TREIZIÉME.



ME voici enfin, mon cher Aza, dans une ville nommée Paris, c’est le terme de notre voyage, mais selon les apparences, ce ne sera pas celui de mes chagrins.

Depuis que je suis arrivée, plus attentive que jamais sur tout ce qui se passe, mes découvertes ne me produisent que du tourment & ne me présagent que des malheurs : je trouve ton idée dans le moindre de mes desirs curieux, & je ne la rencontre dans aucun des objets qui s’offrent à ma vûe.

Autant que j’en puis juger par le tems que nous avons employé à traverser cette ville, & par le grand nombre d’habitans dont les rues sont remplies, elle contient plus de monde que n’en pourroient rassembler deux ou trois de nos Contrées.

Je me rappelle les merveilles que l’on m’a racontées de Quitu ; je cherche à trouver ici quelques traits de la peinture que l’on m’a faite de cette grande ville ; mais, hélas ! quelle différence !

Celle-ci contient des ponts, des rivieres, des arbres, des campagnes ; elle me paroît un univers plûtôt qu’une habitation particuliere. J’essayerois en vain de te donner une idée juste de la hauteur des maisons ; elles sont si prodigieusement élevées, qu’il est plus facile de croire que la nature les a produites telles qu’elles sont, que de comprendre comment des hommes ont pû les construire.

C’est ici que la famille du Cacique fait sa résidence… La maison qu’elle habite est presque aussi magnifique que celle du Soleil ; les meubles & quelques endroits des murs sont d’or ; le reste est orné d’un tissu varié des plus belles couleurs qui représentent assez bien les beautés de la nature.

En arrivant, Déterville me fit entendre qu’il me conduisoit dans la chambre de sa mere. Nous la trouvâmes à demi couchée sur un lit à peu près de la même forme que celui des Incas & de même métal[1]. Après avoir présenté sa main au Cacique, qui la baisa en se prosternant presque jusqu’à terre, elle l’embrassa ; mais avec une bonté si froide, une joie si contrainte, que si je n’eusse été avertie, je n’aurois pas reconnu les sentimens de la nature dans les caresses de cette mere.

Après s’être entretenus un moment, le Cacique me fit approcher ; elle jetta sur moi un regard dédaigneux, & sans répondre à ce que son fils lui disoit, elle continua d’entourer gravement ses doigts d’un cordon qui pendoit à un petit morceau d’or.

Déterville nous quitta pour aller au-devant d’un grand homme de bonne mine qui avoit fait quelques pas vers lui ; il l’embrassa aussi-bien qu’une autre femme qui étoit occupée de la même maniere que la Pallas.

Dès que le Cacique avoit paru dans cette chambre, une jeune fille à peu près de mon âge étoit accourue ; elle se suivoit avec un empressement timide qui étoit remarquable. La joye éclatoit sur son visage sans en bannir un fond de tristesse intéressant. Déterville l’embrassa la derniere, mais avec une tendresse si naturelle que mon cœur s’en émut. Hélas ! mon cher Aza, quels seroient nos transports, si après tant de malheurs le sort nous réunissoit !

Pendant ce tems, j’étois restée auprès de la Pallas par respect[2], je n’osois m’en éloigner, ni lever les yeux sur elle. Quelques regards sévéres qu’elle jettoit de tems en tems sur moi, achevoient de m’intimider & me donnoient une contrainte qui gênoit jusqu’à mes pensées.

Enfin, comme si la jeune fille eût deviné mon embarras, après avoir quitté Déterville, elle vint me prendre par la main & me conduisit près d’une fenêtre où nous nous assîmes. Quoique je n’entendisse rien de ce qu’elle me disoit, ses yeux pleins de bonté me parloient le langage universel des cœurs bienfaisans ; ils m’inspiroient la confiance & l’amitié : j’aurois voulu lui témoigner mes sentimens ; mais ne pouvant m’exprimer selon mes desirs, je prononçai tout ce que je sçavois de sa Langue.

Elle en sourit plus d’une fois en regardant Déterville d’un air fin & doux. Je trouvois du plaisir dans cette espéce d’entretien, quand la Pallas prononça quelques paroles assez haut en regardant la jeune fille, qui baissa les yeux, repoussa ma main qu’elle tenoit dans les siennes, & ne me regarda plus.

À quelque tems de là, une vieille femme d’une phisionomie farouche entra, s’approcha de la Pallas, vint ensuite me prendre par le bras, me conduisit presque malgré moi dans une chambre au plus haut de la maison & m’y laissa seule.

Quoique ce moment ne dût pas être le plus malheureux de ma vie, mon cher Aza, il n’a pas été un des moins fâcheux à passer. J’attendois de la fin de mon voyage quelques soulagemens à mes inquiétudes ; je comptois du moins trouver dans la famille du Cacique les mêmes bontés qu’il m’avoit témoignées. Le froid accueil de la Pallas, le changement subit des manieres de la jeune fille, la rudesse de cette femme qui m’avoit arrachée d’un lieu où j’avois intérêt de rester, l’inattention de Déterville qui ne s’étoit point opposé à l’espéce de violence qu’on m’avoit faite ; enfin toutes les circonstances dont une ame malheureuse sçait augmenter ses peines, se présentérent à la fois sous les plus tristes aspects ; je me croyois abandonnée de tout le monde, je déplorois amerement mon affreuse destinée, quand je vis entrer ma China. Dans la situation où j’étois, sa vûe me parut un bien essentiel ; je courus à elle, je l’embrassai en versant des larmes, elle en fut touchée, son attendrissement me fut cher. Quand on se croit réduit à la pitié de soi-même, celle des autres nous est bien prétieuse. Les marques d’affection de cette jeune fille adoucirent ma peine : je lui contois mes chagrins comme si elle eût pû m’entendre, je lui faisois mille questions, comme si elle eût pû y répondre ; ses larmes parloient à mon cœur, les miennes continuoient à couler, mais elles avoient moins d’amertume.

Je crûs qu’au moins, je verrois Déterville à l’heure du repas ; mais on me servit à manger, & je ne le vis point. Depuis que je t’ai perdu, chere idole de mon cœur, ce Cacique est le seul humain qui ait eu pour moi de la bonté sans interruption ; l’habitude de le voir s’est tournée en besoin. Son absence redoubla ma tristesse ; après l’avoir attendu vainement, je me couchai ; mais le sommeil n’avoit point encore tari mes larmes ; je le vis entrer dans ma chambre, suivi de la jeune personne dont le brusque dédain m’avoit été si sensible.

Elle se jetta sur mon lit, & par mille caresses elle sembloit vouloir réparer le mauvais traitement qu’elle m’avoit fait.

Le Cacique s’assit à côté du lit ; il paroissoit avoir autant de plaisir à me revoir que j’en sentois de n’en être point abandonnée ; ils se parloient en me regardant, & m’accabloient des plus tendres marques d’affection.

Insensiblement leur entretien devint plus sérieux. Sans entendre leurs discours, il m’étoit aisé de juger qu’ils étoient fondés sur la confiance & l’amitié ; je me gardai bien de les interrompre, mais si-tôt qu’ils revinrent à moi, je tâchai de tirer du Cacique des éclaircissemens, sur ce qui m’avoit paru de plus extraordinaire depuis mon arrivée.

Tout ce que je pus comprendre à ses réponses, fut que la jeune fille que je voyois, se nommoit Céline, qu’elle étoit sa sœur, que le grand homme que j’avois vû dans la chambre de la Pallas, étoit son frère aîné, & l’autre jeune femme son épouse.

Céline me devint plus chere, en apprenant qu’elle étoit sœur du Cacique ; la compagnie de l’un & de l’autre m’étoit si agréable que je ne m’apperçus point qu’il étoit jour avant qu’ils me quittassent.

Après leur départ, j’ai passé le reste du tems, destiné au repos, à m’entretenir avec toi, c’est tout mon bien, c’est toute ma joye, c’est à toi seul, chere ame de mes pensées, que je dévelope mon cœur, tu seras à jamais le seul dépositaire de mes secrets, de ma tendresse & de mes sentimens.

Séparateur

  1. Les lits, les chaises, les tables des Incas étoient d’or massif.
  2. Les filles, quoique du sang Royal, portoient un grand respect aux femmes mariées.