Lettres d’une Péruvienne/Lettre 06

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LETTRE SIXIÉME.



QUelle horrible surprise, mon cher Aza ! Que nos malheurs sont augmentés ! Que nous sommes à plaindre ! Nos maux sont sans reméde, il ne me reste qu’à te l’apprendre & à mourir.

On m’a enfin permis de me lever, j’ai profité avec empressement de cette liberté ; je me suis traînée à une petite fenêtre, je l’ai ouverte avec la précipitation que m’inspiroit ma vive curiosité. Qu’ai-je vû ? Cher Amour de ma vie, je ne trouverai point d’expressions pour te peindre l’excès de mon étonnement, & le mortel désespoir qui m’a saisie en ne découvrant autour de moi que ce terrible élément dont la vûe seule fait frémir.

Mon premier coup d’œil ne m’a que trop éclairée sur le mouvement incommode de notre demeure. Je suis dans une de ces maisons flotantes, dont les Espagnols se sont servis pour atteindre jusqu’à nos malheureuses Contrées, & dont on ne m’avoit fait qu’une description très-imparfaite.

Conçois-tu, cher Aza, quelles idées funestes sont entrées dans mon ame avec cette affreuse connoissance ? Je suis certaine que l’on m’éloigne de toi, je ne respire plus le même air, je n’habite plus le même élément : tu ignoreras toujours où je suis, si je t’aime, si j’existe ; la destruction de mom être ne paroîtra pas même un évenement assez considérable pour être porté jusqu’à toi. Cher Arbitre de mes jours, de quel prix te peut être désormais ma vie infortunée ? Souffre que je rende à la Divinité un bienfait insupportable dont je ne veux plus jouir ; je ne te verrai plus, je ne veux plus vivre.

Je perds ce que j’aime ; l’univers est anéanti pour moi ; il n’est plus qu’un vaste desert que je remplis des cris de mon amour ; entends-les, cher objet de ma tendresse, sois-en touché, permets que je meure…

Quelle erreur me séduit ! Non, mon cher Aza, non, ce n’est pas toi qui m’ordonnes de vivre, c’est la timide nature, qui, en frémissant d’horreur, emprunte ta voix plus puissante que la sienne pour retarder une fin toujours redoutable pour elle ; mais c’en est fait, le moyen le plus prompt me délivrera de ses regrets…

Que la Mer abîme à jamais dans ses flots ma tendresse malheureuse, ma vie & mon désespoir.

Reçois, trop malheureux Aza, reçois les derniers sentimens de mon cœur, il n’a reçu que ton image, il ne vouloit vivre que pour toi, il meurt rempli de ton amour. Je t’aime, je le pense, je le sens encore, je le dis pour la derniere fois…

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