Lettres d’une Péruvienne/Lettre 07

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LETTRE SEPTIÉME.



Aza, tu n’as pas tout perdu, tu régnes encore sur un cœur ; je respire. La vigilance de mes Surveillans a rompu mon funeste dessein, il ne me reste que la honte d’en avoir tenté l’exécution. J’en aurois trop à t’apprendre les circonstances d’une entreprise aussitôt détruite que projettée. Oserois-je jamais lever les yeux jusqu’à toi, si tu avois été témoin de mon emportement ?

Ma raison soumise au désespoir, ne m’étoit plus d’aucun secours ; ma vie ne me paroissoit d’aucun prix, j’avois oublié ton amour.

Que le sang-froid est cruel après la fureur ! Que les points de vue sont différens sur les mêmes objets ! Dans l’horreur du désespoir on prend la férocité pour du courage, & la crainte des souffrances pour de la fermeté. Qu’un mot, un regard, une surprise nous rappelle à nous-même, nous ne trouvons que de la foiblesse pour principe de notre Héroïsme ; pour fruit, que le repentir, & que le mépris pour récompense.

La connoissance de ma faute en est la plus sévére punition. Abandonnée à l’amertume du repentir, ensevelie sous le voile de la honte, je me tiens à l’écart ; je crains que mon corps n’occupe trop de place : je voudrois le dérober à la lumiere ; mes pleurs coulent en abondance, ma douleur est calme, nul son ne l’exhale ; mais je suis toute à elle. Puis-je trop expier mon crime ? Il étoit contre toi.

En vain, depuis deux jours ces Sauvages bienfaisans voudroient me faire partager la joie qui les transporte ; je ne fais qu’en soupçonner la cause ; mais quand elle me seroit plus connue, je ne me trouverois pas digne de me mêler à leurs fêtes. Leurs danses, leurs cris de joie, une liqueur rouge semblable au Mays[1], dont ils boivent abondamment, leur empressement à contempler le Soleil par tous les endroits d’où ils peuvent l’appercevoir, ne me laisseroient pas douter que cette réjouissance ne se fît en l’honneur de l’Astre Divin, si la conduite du Cacique étoit conforme à celle des autres.

Mais, loin de prendre part à la joie publique, depuis la faute que j’ai commise, il n’en prend qu’à ma douleur. Son zèle est plus respectueux, ses soins plus assidus, son attention plus pénétrante.

Il a deviné que la présence continuelle des Sauvages de sa suite ajoutoit la contrainte à mon affliction ; il m’a délivrée de leurs regards importuns, je n’ai presque plus que les siens à supporter.

Le croirois-tu, mon cher Aza ? Il y a des momens, où je trouve de la douceur dans ces entretiens muets ; le feu de ses yeux me rappelle l’image de celui que j’ai vû dans les tiens ; j’y trouve des rapports qui séduisent mon cœur. Hélas que cette illusion est passagere & que les regrets qui la suivent sont durables ! ils ne finiront qu’avec ma vie, puisque je ne vis que pour toi.

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  1. Le Mays est une plante dont les Indiens font une boisson forte & salutaire ; ils en présentent au Soleil les jours de ses fêtes, & ils en boivent jusqu’à l’yvresse après le sacrifice. Voyez l’Hist. des Incas t. 2. p. 151.