Lettres d’une Péruvienne/Lettre 05

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LETTRE CINQUIÉME.



QUe j’ai souffert, mon cher Aza, depuis les derniers nœuds que je t’ai consacrés ! La privation de mes Quipos manquoit au comble de mes peines ; dès que mes officieux Persécuteurs se sont apperçus que ce travail augmentoit mon accablement, ils m’en ont ôté l’usage.

On m’a enfin rendu le trésor de ma tendresse, mais je l’ai acheté par bien des larmes. Il ne me reste que cette expression de mes sentimens ; il ne me reste que la triste consolation de te peindre mes doupouvois-je la perdre sans désespoir ?

Mon étrange destinée m’a ravi jusqu’à la douceur que trouvent les malheureux à parler de leurs peines : on croit être plaint quand on est écouté, on croit être soulagé en voyant partager sa tristesse, je ne puis me faire entendre, & la gaieté m’environne.

Je ne puis même jouir paisiblement de la nouvelle espéce de désert où me réduit l’impuissance de communiquer mes pensées. Entourée d’objets importuns, leurs regards attentifs troublent la solitude de mon ame ; j’oublie le plus beau présent que nous ait fait la nature, en rendant nos idées impénétrables sans le secours de notre propre volonté. Je crains quelquefois que ces Sauvages curieux ne découvrent les réflexions désavantageuses que m’inspire la bizarrerie de leur conduite,

Un moment détruit l’opinion qu’un autre moment m’avoit donné de leur caractere. Car si je m’arrête aux fréquentes oppositions de leur volonté à la mienne, je ne puis douter qu’ils ne me croyent leur esclave, & que leur puissance ne soit tyrannique.

Sans compter un nombre infini d’autres contradictions, ils me refusent, mon cher Aza, jusqu’aux alimens nécessaires au soutien de la vie, jusqu’à la liberté de choisir la place où je veux être, ils me retiennent par une espéce de violence dans ce lit qui m’est devenu insupportable.

D’un autre côté, si je réfléchis sur l’envie extrême qu’ils ont témoignée de conserver mes jours, sur le respect dont ils accompagnent les services qu’ils me rendent, je suis tentée de croire qu’ils me prennent pour un être d’une espéce supérieure à l’humanité.

Aucun d’eux ne paroît devant moi, sans courber son corps plus ou moins, comme nous avons coutume de faire en adorant le Soleil. Le Cacique semble vouloir imiter le cérémonial des Incas au jour du Raymi[1] : Il se met sur ses genoux fort près de mon lit, il reste un tems considérable dans cette posture gênante : tantôt il garde le silence, & les yeux baissés il semble rêver profondément : je vois sur son visage cet embarras respectueux que nous inspire le grand Nom[2] prononcé à haute voix. S’il trouve l’occasion de saisir ma main, il y porte sa bouche avec la même vénération que nous avons pour le sacré Diadême[3]. Quelquefois il prononce un grand nombre de mots qui ne ressemblent point au langage ordinaire de sa Nation. Le son en est plus doux, plus distinct, plus mesuré ; il y joint cet air touché qui précéde les larmes ; ces soupirs qui expriment les besoins de l’ame ; ces accens qui sont presque des plaintes ; enfin tout ce qui accompagne le desir d’obtenir des graces. Hélas ! mon cher Aza, s’il me connoissoit bien, s’il n’étoit pas dans quelque erreur sur mon être, quelle priere auroit-il à me faire ?

Cette Nation ne seroit-elle point idolâtre ? Je n’ai encore vû faire aucune adoration au Soleil ; peut-être prennent-ils les femmes pour l’objet de leur culte. Avant que le Grand Mauco-Capa[4] eût apporté sur la terre les volontés du Soleil, nos Ancêtres divinisoient tout ce qui les frappoit de crainte ou de plaisir : peut-être ces Sauvages n’éprouvent-ils ces deux sentimens que pour les femmes.

Mais, s’ils m’adoroient, ajouteroient-ils à mes malheurs l’affreuse contrainte où ils me retiennent ? Non, ils chercheroient à me plaire, ils obéiroient aux signes de mes volontés ; je serois libre, je sortirois de cette odieuse demeure ; j’irois chercher le maître de mon ame ; un seul de ses regards effaceroit le souvenir de tant d’infortunes.

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  1. Le Raymi principale fête du Soleil, l’Inca & les Prêtres l’adoroient à genoux.
  2. Le grand Nom étoit Pachacamac, on ne le prononçoit que rarement, & avec beaucoup de signes d’adoration.
  3. On baisoit le Diadême de Mauco-capa comme nous baisons les Reliques de nos Saints.
  4. Premier Législateur des Indiens. V. l’Histoire des Incas.