Lettres choisies du révérend père De Smet/ 15

Victor Devaux et Cie ; H. Repos et Cie (p. 172-190).
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XV


Cincinnati, collège Saint-François Xavier, 28 juillet 1854.

Dans ma dernière lettre, datée du 16 de ce mois, en vous envoyant la traduction de l’adresse du Grand Chef des Assiniboins, appelé l’Ours-fou, je vous ai promis une notice sur les opinions superstitieuses de cette nation. Je viens aujourd’hui remplir ma promesse.

Dans le tableau des tribus indiennes qui habitent le haut Missouri, le lecteur peut trouver des notions sur le nombre dés loges de la nation des Assiniboins, leurs bandes, les contrées où ils vivent et la langue qu’ils parlent. Ici je me contenterai de faire connaître leur religion. Le paganisme indien des Assiniboins existe plus ou moins le même, quant au fond, dans la plupart des tribus sauvages qui peuplent les plaines et les forêts du haut Missouri.

Enveloppés dans les ténèbres de l’idolâtrie, ces peuples n’ont aucune idée claire de leur origine et de leur destinée. Sur ces graves questions : D’où suis-je venu  ? et quel sera mon sort après cette vie  ? les conjectures sont très-variées parmi les tribus qui n’ont jamais reçu la moindre notion des grandes vérités de l’Évangile. Tous les Indiens admettent l’existence d’un Grand Esprit, ou d’un Être suprême qui gouverne tout, décide de toutes les affaires importantes qui arrivent en ce monde, et manifeste son action même dans les événements les plus ordinaires. Mais ils n’ont pas la moindre idée des attributs du Créateur. Ils croient qu’ils peuvent obtenir ses faveurs pour l’accomplissement de leurs projets, quelle que soit leur nature, bonne ou mauvaise, par des présents, des macérations corporelles, des pénitences, des jeûnes, etc. En voici une preuve : chaque printemps, au premier coup de tonnerre, qu’ils appellent la voix du Grand Esprit, qui leur parle des nuages, les Assiniboins offrent des sacrifices  ; les uns brûlent du tabac, présentent au Grand Esprit des morceaux exquis de chair de buffle, qu’ils jettent sur des tisons ardents  ; d’autres se font des incisions dans les parties les plus charnues du corps et vont jusqu’à se couper les doigts pour les offrir en sacrifice. Le tonnerre est, après le soleil, leur plus grand Wahkon (incompréhensible). Ils l’écoutent  ; et ils interprètent sa pensée lorsque, après un orage, ils aperçoivent quelquefois les effets de la foudre sur les arbres, sur l’homme, sur les chevaux. Le tonnerre est pour eux un objet de crainte sur lequel ils n’ont aucun pouvoir  ; par conséquent, ils lui font des sacrifices afin d’être épargnés.

Il est rare que dans le courant d’une année une famille ne soit visitée par quelque malheur ou accident, comme les maladies, la perte d’amis qui meurent de mort naturelle ou victimes de leurs ennemis, le vol de chevaux, qui constituent leur plus grand trésor, la rareté du gibier, qui les soumet à des jeûnes rigoureux, et cause même souvent la famine. À la moindre infortune, le père de famille présente le calumet au Grand Esprit, et le supplie, dans sa prière, d’avoir pitié de lui, de ses femmes et de ses enfants. Il promet de sacrifier une partie de ses biens dès que le Grand Esprit fera entendre sa voix, c’est-à-dire au premier coup de tonnerre du printemps, dans l’espoir de trouver protection contre tous les périls le reste de l’année.

Lorsqu’une grande assemblée peut avoir lieu, les différents camps ou tribus de la nation se réunissent au commencement du printemps, autour d’une source, pour offrir de commun accord leurs dons et leurs sacrifices. C’est la cérémonie religieuse par excellence  ; les Assiniboins y attachent le plus haut prix. Ils en parlent beaucoup, longtemps d’avance, et ils la voient arriver avec une vive joie mêlée à des sentiments religieux de respect et de vénération. Pour assister à cette grande solennité, souvent trois à quatre cents loges, soit autant de familles, se réunissent dans une plaine ou un autre endroit convenable aux différentes cérémonies. Un seul individu est nommé grand prêtre. Il dirige tous les détails religieux de la fête. Une espèce de salle est construite avec une trentaine de loges de peaux de buffles. Chaque loge se compose de vingt à vingt-quatre peaux, tendues sur un grand nombre de poteaux plantés en terre, à la hauteur de sept ou huit pieds au-dessus du sol. Au sommet de ces poteaux sont attachées des perches placées en travers, au nombre de plusieurs centaines ; chaque individu y attache l’objet qu’il désire offrir en sacrifice. Ces objets consistent en fourrures de différents animaux, superbement travaillées, garnies de graines ou perles en porcelaine et en verre, ornées de plumes colorées ; viennent ensuite des colliers de différentes grandeurs ; des habits et ornements de toutes espèces, je tout étalé de manière à présenter aux yeux des sauvages une sorte d’exposition riche et variée. Vis-à-vis de cette salle, à laquelle ils donnent le nom de Grande loge de médecine, ils dressent une haute perche, à laquelle tous les chefs et soldats attachent leurs sacs de médecine contenant les idoles ; leurs flèches, leurs carquois et les trophées remportés sur les ennemis, surtout les chevelures. Le mât ou la perche est un arbre, dont on a ôté l’écorce ; il est haut de trente à quarante pieds. Hommes, femmes et enfants s’empressent, par esprit religieux, d’y mettre la main pour l’élever et le planter ensuite en terre, au milieu des acclamations de la tribu.

Après tous ces préparatifs, la cérémonie commence par un discours et des prières adressées au Grand Esprit par le grand prêtre interprète de la tribu réunie. Il le supplie d’accepter leurs offrandes, de les prendre en pitié, de les protéger contre les maladies, les accidents et les malheurs de toute espèce, de leur accorder des chasses abondantes, beaucoup de buffles, de biches, de chevreuils, de grosses-cornes, de cabris, etc., et de vouloir les aider dans leurs guerres et leurs excursions contre les ennemis. Il offre ensuite le calumet ou la pipe de paix au Grand Esprit, au soleil, aux quatre points cardinaux, à l’eau et à la terre, avec des paroles analogues aux bienfaits qu’ils en espèrent obtenir. Il passe ensuite le calumet sacré aux chefs et aux guerriers ; tous en tirent quelques bouffées, que chacun dirige vers le ciel en soufflant et élevant le calumet. La journée se termine par la grande Danse de médecine et une rare variété de cabrioles exécutées en l’honneur des animaux nommés plus haut ; dans ces danses, ils imitent, autant que possible, les cris, les mouvements ou les allures de ces mêmes animaux. Les hommes seuls y assistent.

Le deuxième jour se passe en spectacles ou représentations. Les jongleurs ou hommes de médecine font leurs tours de passe-passe ou d’escamotage  ; quelques-uns paraissent assez habiles pour en imposer à ces âmes simples et crédules, qui voient du merveilleux dans tout ce qu’elles ne peuvent comprendre  ; c’est alors, d’après eux, le Petit ou le Grand Wah-kon qui font intervenir leur puissance, selon que la chose leur paraît plus ou moins incompréhensible. La plupart de ces représentations se passent à exécuter de petits tours d’adresse, qui exciteraient à peine, dans un cercle de gens civilisés, le moindre étonnement ou la plus légère hilarité. Pendant l’exécution, les hommes et les femmes accompagnent les jongleurs d’une espèce de psalmodie monotone, qui consiste à bredouiller quelques paroles analogues à la circonstance, et qu’on entend à peine, tant les modulations de leur voix sont peu sensibles.

Le troisième jour, ont lieu des danses et des festins, auxquels tous participent. C’est un spectacle vraiment amusant. Parmi les différents mets, les chiens sont principalement en honneur  ; grands et petits, rôtis et bouillis, entiers ou découpés, ils sont à la tête du menu dans ce Grand Festin religieux. On y sert aussi des plats de fruits et de racines, du blé, du maïs, du sucre, etc.

Avant le repas, on voit sur une longue rangée les marmites et les chaudières de la tribu, de toute grandeur et de toute forme, suspendues au-dessus des feux. Les mets sont distribués ensuite avec beaucoup d’ordre, car chacun reçoit sa pitance. Tous les convives se mettent à l’œuvre et les portions ont bientôt disparu avec une célérité vraiment surprenante. Chaque sauvage considère comme un strict-devoir de faire ample consommation dans ce Grand Festin religieux.

Les Assiniboins ont leurs exercices chorégraphiques particuliers pour cette fête. La plupart d’entre eux dansent quelques rondes et puis s’éloignent du cercle à volonté  ; mais une bande de jeunes gens exécute la Grande Danse religieuse et fait un vœu au tonnerre ou Voix du Grand Esprit  ; ils se livrent alors à des pirouettes et à des gambades qui durent, sauf de courts intervalles, durant trois jours et trois nuits, sans qu’ils prennent la moindre nourriture ni même le plus léger rafraîchissement. Je tiens ce fait d’un témoin oculaire et digne de foi. Cette cérémonie se pratique dans un esprit de pénitence, ou plutôt de propitiation, afin d’obtenir du Grand Esprit des succès à la guerre. Tous les nouveaux vêtements achetés ou préparés pendant l’hiver, depuis le casque à plumes d’aigle jusqu’aux guêtres et aux mocassins ou souliers brodés en peau, ornent leurs corps pour la première fois dans cette occasion solennelle, et donnent à cette réunion de sauvages une apparence extrêmement burlesque.

Ceux qui ne sont point engagés dans les observances religieuses passent leur temps en jeux et en conversations très-animés.

La fête dure environ dix jours. Avant de se séparer, chacun détruit ou coupe en morceaux l’objet de son sacrifice, de telle manière que personne ne puisse plus s’en servir. C’est le dernier acte de la grande solennité religieuse parmi les Assiniboins ; les bandes se séparent ensuite pour se rendre à leurs chasses respectives.

Ils ont recours encore à quelques autres pratiques superstitieuses dont j’ai pris connaissance pendant ma visite au milieu d’eux, et qui sont assez singulières pour mériter d’être rapportées.

Le soleil est adoré par la plupart des tribus indiennes, comme la source de la lumière et de la chaleur. Les Assiniboins le considèrent en même temps comme la résidence favorite du Grand Maître de la vie. Ils témoignent au bel astre un grand respect et une profonde vénération, et rarement ils lui adressent à haute voix la parole ; c’est à voix basse qu’ils lui font leurs prières et leurs supplications. Chaque fois qu’ils allument le calumet, ils lui en offrent les prémices et lancent vers lui leurs premières bouffées.

L’éclipse du soleil est regardée comme le signe avant-coureur de quelque grande catastrophe. Si un jongleur apprend le phénomène un peu de temps auparavant, par l’entremise d’un blanc, il ne manquera pas d’en profiter pour faire valoir ses connaissances ou son intelligence du Wah-kon. Dans ces moments d’éclipse, les sauvages sortent de leurs loges tout armés ; ils déchargent leurs fusils, tirent leurs flèches en l’air, et poussent des cris et des hurlements effroyables, pour mettre en fuite les ennemis du Maître de la lumière. Leur prétendu succès est suivi de grandes réjouissances.

L’ours est la terreur des Peaux-Rouges par les accidents graves qu’il leur cause, surtout lorsqu’ils le rencontrent dans une épaisse forêt. Chaque année, quelques Indiens perdent la vie ou sont blessés grièvement par ce terrible animal. Ils lui adressent donc aussi des prières et des invocations  ; lui font des sacrifices de tabac, de colliers et d’autres objets  ; célèbrent des festins en son honneur, pour obtenir ses faveurs et pour apprendre de lui à le vaincre sans accident. La tête d’un ours abattu est souvent conservée dans le camp plusieurs jours  ; on la place dans un endroit apparent, ornée de petits morceaux d’écarlate ou de drap rouge, et de plumes coloriées. On lui présente le calumet et on lui demande la faveur de tuer les ours ses confrères sans danger, et de se frotter ensuite de leur belle graisse, enfin de faire un bon régal de leur chair succulente.

Le loup est également honoré parmi les sauvages. Cependant la plupart des femmes ne voudraient à aucun prix travailler sa peau. Le seul motif que j’ai pu découvrir de cette bizarrerie, c’est que quelquefois ces animaux sont atteints de la rage, mordent par conséquent ceux qu’ils rencontrent et communiquent ainsi l’hydrophobie. C’est sans doute pour échapper à cette terrible maladie et pour éviter la destruction des leurs que les sauvages font des présents au loup et qu’ils lui adressent des supplications et des prières. Dans les autres cas, ils le craignent peu  ; il ne fait pas de mal à l’homme, mais il est redoutable au gibier et cause de grands dégâts sous ce rapport, surtout parmi les tout jeunes veaux de buffle, les cabris, les chevreuils, les antilopes, les lapins sauvages, etc.

Le petit loup est en grande vénération parmi les Assiniboins. Il s’approche d’ordinaire du camp pendant la nuit  ; dès qu’un sauvage entend ses cris, il en compte avec grand soin le nombre, fait attention s’ils sont vifs ou lents, forts ou faibles, et de quel point de l’horizon ils viennent. Ses remarques sont ensuite livrées à la discussion parmi les hommes de médecine, qui en tirent tant bien que mal des pronostics. Le petit loup est venu leur annoncer, pour le lendemain, soit une visite d’amis, soit une attaque des ennemis, ou une grande abondance de buffles. On détermine de quel côté arriveront ces buffles, ces ennemis, ces amis  ; quel sera leur nombre, etc. Très-souvent les Indiens règlent leurs mouvements et leurs marches sur de pareils augures. Et si, parfois, une rencontre a lieu conformément à l’explication donnée des cris du petit loup, un grand festin a lieu pour célébrer le mérite du jeune carnassier.

La croyance à l’existence des esprits ou aux revenants est très-profonde et très-commune parmi les tribus de tous ces parages. Bien souvent les sauvages m’ont affirmé sérieusement avoir rencontré des revenants, et s’être promenés et entretenus avec eux. Ils soutiennent même que presque chaque nuit on peut les entendre près des endroits où des morts ont reçu la sépulture. Le bruit qu’ils font, disent-ils, ressemble à des sifflements  ; quelquefois ils contractent leur corps en tous sens, comme il arrive aux personnes attaquées d’épilepsie. Peu d’hommes auraient le courage d’entrer seuls la nuit dans un cimetière, à moins qu’il n’y eût quelque objet de grande valeur à gagner  ; dans ce cas la cupidité l’emporterait sur la peur. Une femme n’oserait jamais entreprendre une telle équipée.

Les Assiniboins tiennent beaucoup à l’usage de s’assembler, une ou deux fois dans le courant de l’année, autour de la dépouille de leurs proches parents. Ces restes mortels sont placés sur des échafaudages élevés de sept à huit pieds au-dessus du sol. Les sauvages appellent les défunts par leurs noms et leur présentent des mets bien cuits, qu’ils placent à côté d’eux. Ils ont soin toutefois de consommer eux-mêmes les meilleurs morceaux, à l’imitation des anciens prêtres des idoles, qui offraient à leurs fausses divinités le cœur, le sang, les nerfs et les morceaux durs à digérer, et faisaient honneur eux-mêmes à tout ce que l’animal sacrifié offrait de plus délicat. Les funérailles parmi les Indiens se terminent par des pleurs, des macérations, des cris, des hurlements de la part de tous ceux qui y assistent  ; on s’arrache les cheveux, on se fait des entailles dans les jambes  ; le calumet enfin est allumé : c’est l’alpha et l’oméga de toutes leurs cérémonies. Ils le présentent aux mânes des morts et les supplient de ne point faire de mal aux vivants. Souvent, dans leurs festins et dans leurs voyages, et même à de grandes distances, ils envoient aux morts des bouffées de tabac et brûlent en leur mémoire quelques petits morceaux de chair en guise de sacrifice.

Le culte assiniboin comprend encore bon nombre de pratiques d’une grande variété, qu’il serait trop long d’exposer dans tous leurs détails.

J’ajouterai toutefois, comme particularité remarquable, que chaque sauvage qui se considère comme chef et guerrier possède ce qu’il appelle son Wah-kon ou Manitou, dans lequel il place toute sa confiance. C’est un oiseau empaillé, la peau d’une belette, l’osselet, la griffe, la dent de quelque animal, une pierre quelconque, ou une figure fantastique représentée par de petits grains comme qui dirait d’un chapelet, ou un petit tableau grossièrement peint, etc. Ces amulettes ou talismans les accompagnent dans leurs expéditions : à la guerre comme à la chasse, ils ne les quittent jamais. Dans toutes les difficultés et dans tous les périls, ils invoquent la protection et l’assistance de leur Wah-kon, comme si ces espèces d’idoles pouvaient les préserver des malheurs. Si quelque accident arrive à l’idole ou au charme, si on la brise ou qu’on la perde, c’est assez pour arrêter dans son expédition le chef ou le guerrier le plus intrépide et lui faire abandonner l’entreprise la plus importante dans laquelle il puisse se trouver engagé. Ils ont la conviction que toute aide doit leur venir du Grand Esprit  ; mais, comme ils ne peuvent ni le voir ni le toucher, c’est par l’entremise de leur idole tutélaire et favorite qu’ils invoquent l’Être suprême. S’il arrive, quoique le cas soit très-rare, qu’un individu fasse profession de ne croire à aucune espèce de Wah-kon, il est regardé avec mépris, à peu près comme l’est un infidèle ou un athée dans un pays catholique  ; on le montre au doigt et on l’évite.

Quant à la vie future, les Assiniboins croient que les âmes des morts émigrent vers le sud, où le climat est doux, où le gibier et surtout les buffles sont très-nombreux, où les lacs et les rivières sont remplis de poissons, où les plaines et les forêts donnent une abondante variété de fruits et de racines. Leur enfer, c’est le revers de cette médaille : les malheureux y vivent au milieu des neiges et des glaces, dans un dénûment complet de toutes choses. On trouve cependant, parmi ces Indiens, des individus qui considèrent la mort comme la simple cessation de toute vie et de tout mouvement, et ne voient rien au delà. À cause de l’incertitude qui règne parmi eux quant aux deux systèmes, ils ne semblent attacher aucune importance ni à l’un ni à l’autre. Ils en parlent peu et rarement  ; ils communiquent toutefois leurs opinions aux blancs qui s’en informent et dans lesquels ils ont confiance.

Les principes moraux des Assiniboins sont en petit nombre. Leurs idées sur le bien et le mal sont très-peu précises. Ils paraissent respecter la position individuelle ou sociale établie parmi eux. La peur, dans presque toutes les occasions, gouverne et détermine l’action du sauvage. S’il soupçonne avec quelque fondement qu’un autre veut attenter à ses jours, il saisit la première occasion pour tuer son ennemi, s’il le peut faire sans danger pour lui-même. Ce cas n’est point considéré comme un homicide, mais plutôt comme une légitime défense. Le crime de meurtre proprement dit leur est inconnu  ; ils ne tuent jamais que lorsqu’ils sont en querelle, pour se venger ou pour se défendre  ; la coutume chez eux justifie l’acte. Agir autrement serait regardé comme un acte de folie.

Le vol, chez les Assiniboins, n’est jugé infâme et honteux que quand il est découvert. Dans ce cas la honte et l’infamie sont plutôt attachées à la maladresse du voleur, qui a mal pris ses mesures. Les vieilles femmes sont reconnues comme les plus adroites voleuses du pays  ; néanmoins on peut dire que les hommes manquent rarement l’occasion d’enlever un objet quelconque, dès qu’il peut leur être utile.

L’adultère est puni de mort dans presque tous les cas. Le séducteur échappe rarement au châtiment si le mari et sa famille ont la force et le courage d’exécuter la loi  ; ce qui rend le crime assez peu commun. La femme est tuée parfois  ; toujours elle est sévèrement punie : le mari lui fait couper les cheveux à ras, et en outre barbouiller le visage d’une forte couche de vermillon mêlé de graisse d’ours. Elle est ensuite promenée sur un cheval, auquel on a coupé la queue et la crinière, et qui est aussi vermillonné. Un vieillard la suit dans tout le camp et proclame à haute voix son infidélité. Il la remet enfin entre les mains de ses propres parents, qui reçoivent la coupable après lui avoir administré une bonne bastonnade. C’est la peine la plus dégradante à laquelle une femme puisse être soumise.

Un Assiniboin n’a aucun scrupule de commettre un mensonge lorsqu’il peut en tirer bon parti  ; il mentira peu souvent par plaisanterie. Sous le rapport du vol, du mensonge et de l’adultère, les Assiniboins diffèrent des sauvages qui habitent les montagnes Rocheuses, surtout des Têtes-Plates et des Pends-d’Oreilles, qui ont ces vices en horreur. Je ferai observer que les Assiniboins ont été en relation avec les blancs depuis longues années.

Les faux serments, surtout lorsqu’ils sont solennels, sont rares parmi les Indiens. L’objet par lequel les Assiniboins jurent sont le fusil, la peau d’un serpent à sonnettes, les griffes d’un ours, le propre Wah-kon du sauvage qu’on interroge. Ces différents objets sont placés devant lui et il dit : «  En cas que je trahisse la vérité, je désire que mon fusil se décharge et me tue, que le serpent me morde, que l’ours déchire ma chair et me dévore, que mon Wah-kon m’apporte toujours malheur. » Le cas où un faux serment pourrait sauver la vie au sauvage est le seul où il serait tenté de le faire. Dans les circonstances extraordinaires, qui demandent des promesses formelles, les sauvages prennent le tonnerre à témoin de leur résolution d’accomplir la chose proposée et acceptée.

Tout le vocabulaire de la langue assiniboine et siouse ne contient qu’une seule parole qui puisse être considérée comme outrageante ou comme une espèce imprécation ; ce mot exprime le souhait que la personne ou la chose dont on parle « ait une vilaine apparence, » comme on dirait en français : monstre, et en flamand : leelyke beest. Le nom du Grand Esprit n’est jamais prononcé en vain, mais toujours avec toutes les marques du plus grand respect et de la plus haute vénération. Sous ce rapport, le langage du pauvre Indien est bien plus noble et plus relevé que celui d’un bon nombre d’habitants de nos grandes villes civilisées, qui semblent toujours avoir au bout de la langue des jurons, des imprécations, des blasphèmes, ou qui mêlent à toutes leurs conversations le nom du Seigneur. Un homme pareil inspirerait ici de l’horreur ; il serait un sujet de terreur parmi les sauvages.

Les Sioux ou Dacotahs, dont les Assiniboins sont une branche, prétendent que le tonnerre est un grand oiseau, et que le bruit sourd qu’il fait entendre est causé par un nombre immense de jeunes oiseaux. Le grand oiseau, disent-ils, frappe le premier coup et les jeunes le répètent ; c’est la cause de la durée des coups qui se succèdent. Le Sioux dit que ce sont les jeunes tonnerres ou jeunes oiseaux qui font le mal, comme de jeunes étourdis qui n’écoutent jamais le bon conseil ; le vieux tonnerre ou grand oiseau est sage et bon : il ne tue jamais et ne fait de mal à personne.

Les Assiniboins craignent beaucoup les chauves-souris. Si elles viennent à voler près de la tête d’un homme, c’est un mauvais présage.

Le feu follet excite aussi leur frayeur : l’homme qui en voit pendant la nuit est persuadé que la mort va enlever quelque membre chéri de sa famille.

Ils croient aux rêves : d’après eux, les bons rêves viennent d’un esprit qui les aime et qui veut leur donner de bons avis ; les mauvais rêves, le cauchemar surtout, les rendent tristes et mélancoliques, leur font craindre que des malheurs ne leur arrivent.

Dans une famille indienne, il ne se passe pas un jour sans que quelqu’un ait vu ou entendu quelque chose de mauvais augure ; ce qui excite toujours beaucoup d’inquiétude : leurs idées et leurs croyances superstitieuses font leur tourment.

Agréez, etc.

P. J. De Smet, S. J.
P. S. Je vous enverrai dans peu de jours quelques notions sur la chasse des Indiens, et une description de la grande chasse aux buffles, faite dans un enclos ou parc, parmi les Assiniboins ; si la chose est possible, j’y ajouterai un dessin pour vous aider à comprendre ce que j’essayerai de vous décrire.

Le thermomètre de Fahrenheit est ici à 96°[1] et même à 102° ; je crains que mon style ne s’en ressente. Les chaleurs sont telles, qu’un grand nombre de personnes tombent mortes dans les rues.

  1. Fahrenheit (Gabriel-Daniel) naquit à Dantzick, en Prusse, en 1686. Très-jeune encore, il quitta le commerce pour se livrer aux sciences physiques. Après avoir parcouru l’Allemagne et l’Angleterre, il vint s’établir en Hollande où il eut pour professeur et pour ami l’illustre 's Gravesande. C’est là qu’en 1720 il donna plus de précision aux thermomètres en substituant, dans leur construction, le mercure à l’alcool. Il rendit compte de ce perfectionnement dans sa Dissertation sur les thermomètres, en 1724. Vers la même époque, il imagina le thermomètre qui porte son nom, et qui est encore le plus usité en Angleterre, en Amérique et en Allemagne. Cet instrument diffère de celui de Réaumur par sa graduation, qui compte 212 degrés, et par son point de départ (32°), pour lequel il prit le degré de froid obtenu artificiellement par un mélange à parties égales de sel ammoniac et de glace. Fahrenheit inventa encore l’aréomètre à poids variable et à volume constant, dit aréomètre de Fahrenheit. Enfin, il établit en Hollande une machine pour le dessèchement des contrées exposées aux inondations, et obtint pour cette nouvelle invention un brevet, dont sa mort, arrivée en 1740, l’empêcha de profiter. — (Encycl. du XIXe siècle.) La température dont il s’agit ici, soit 96° Fahrenheit, correspond à 355/9 centigrades, ou à 284/9 Réaumur. 102° Fahrenheit équivaut à 38°8/9 centigrades, ou à 31°1/9 Réaumur. — (Note de la présente édition.)