Lettres choisies du révérend père De Smet/ 14

Victor Devaux et Cie ; H. Repos et Cie (p. 165-171).
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XIV


Les vocations sont, hélas  ! encore bien rares  ; il nous faut des prêtres de l’Europe pour aller au secours des malheureux Indiens, qui sont toujours dans le désir et l’attente d’en obtenir.

À cet effet, je reçois chaque année des lettres et des invitations très-pressantes des chefs des tribus indiennes qui habitent le haut Missouri et les montagnes Rocheuses. Voici la traduction fidèle d’une adresse que j’ai reçue du grand chef de la nation des Assiniboins. Ils habitent les plaines de la Roche-Jaune[1] et du Missouri  ; le chef s’appelle l’Ours-fou.[2] Il faisait partie de la bande des chefs qui m’accompagnèrent en 1851 au grand Conseil indien, tenu à l’embouchure de la Rivière-aux-Chevaux, dans la vallée de la Fourche-du-Nord de la Platte. Il commence ainsi sa lettre :

« À l’Homme de médecine des Blancs (c’est le titre qu’ils donnent au prêtre). “Robe noire, notre Père et Ami,

« J’ai eu le bonheur de faire votre connaissance au Fort-Union, dans l’été de 1851 ; mais j’ignorais alors, en grande partie, les motifs de votre visite au milieu de nous ; et, par conséquent, je n’ai pu vous ouvrir mon cœur et vous expliquer toute ma pensée. Au Fort-Union vous nous avez adressé la parole ; vous nous avez parlé du Grand Esprit et de sa belle loi ; vous nous avez exprimé le désir de venir travailler parmi nous afin d’améliorer la triste condition dans laquelle

se trouvent nos pauvres et malheureuses tribus. Si je ne me trompe, vous nous donniez alors l’espoir que peut-être, après deux ou trois hivers, quelques Robes noires viendraient s’établir ici pour nous montrer à bien vivre et à bien élever nos enfants. Plus tard nous avons fait ensemble le voyage du Fort-Union jusqu’à la Platte. Pendant ce trajet, et depuis mon retour au fort, j’ai beaucoup appris et j’ai entendu parler de la belle loi du Grand Esprit, que vous êtes venu nous annoncer. Aujourd’hui je suis bien convaincu que l’adoption de cette loi changerait notre sort infortuné et nous rendrait heureux. Au grand Conseil, notre Père (le colonel Mitchel, surintendant des pays indiens) m’a dit que quelques Robes noires, si tels étaient mes désirs, viendraient dans le courant de cinq années. Robe noire, cinq années sont longues à attendre  ! Dans cet espace de temps, moi et plusieurs de mes enfants nous pourrions être entrés dans la région des âmes. Prenez-nous donc en pitié. Les Robes noires ne devraient point tarder si longtemps à venir. Je vieillis  ; avant de mourir, je voudrais voir commencer la bonne œuvre, et alors je m’en irai content. Mon pays, tranquille aujourd’hui, est en paix avec toutes les nations qui nous environnent. Nos anciens ennemis, les Pieds-Noirs, sont les seuls qui nous inspirent quelque crainte  ; mais nous saurons vous protéger. Tout mon peuple vous appelle à haute voix et vous invite à venir sans délai. Je conserve l’espoir que nous ne serons point trompés dans notre attente. Nous savons que les Robes noires se dévouent au bonheur et au bien-être des sauvages. Si, pour hâter la réalisation de ce projet, des moyens pécuniaires étaient nécessaires, j’emploierais volontiers une partie des annuités de ma nation pour y subvenir.

’Je m’aperçois que les buffles diminuent chaque année. Qu’allons-nous devenir sans votre secours  ? Si nos enfants ne sont instruits à temps, ils disparaîtront avec le gibier. J’ai appris la nouvelle que les Longs Couteaux (Américains) ont acheté les terres des Chippeways, des Sioux et des Winnebagos jusqu’à la Rivière-Rouge, et des Pawnees, des Omahas et des Ottoes sur le Missouri. Les blancs s’approchent donc du nord et de l’est  ; c’est un motif de plus pour hâter votre arrivée. J’espère que ces paroles vous parviendront, que vous les écouterez, que vous penserez à notre situation. Faites ceci, Robe noire, à la demande de votre ami

«  L’Ours-fou, grand chef des Assiniboins.  »

Que dites-vous de cette épître  ? n’est-elle pas originale et marquée au coin d’une noble simplicité  ?

En ce moment, des milliers de blancs envahissent le pays indien, depuis l’embouchure de la rivière Kansas jusqu’à l’Eau qui coule. Deux grands et nouveaux territoires viennent d’être érigés par le gouvernement des États-Unis, sous les noms de Territoires de Kansas et de Nebraska.[3] On ne connaît pas encore quels sont les arrangements pris pour protéger les différentes nations indiennes qui les habitent. On craint avec raison qu’elles ne soient de nouveaux délogées et reléguées plus avant dans les terres.

L’agitation et les préjugés contre notre sainte religion sont si grands dans l’Amérique, en ce moment, qu’à peine les feuilles catholiques de l’Europe peuvent nous arriver[4].

Nous sommes à la veille des plus graves difficultés. L’esprit anticatholique s’accroît de jour en jour ; tous les ennemis de notre sainte religion se liguent contre elle. Comme dans toutes les persécutions, ils cherchent à soulever les masses par

des mensonges et des calomnies atroces. Dans ces derniers jours, trois églises catholiques ont été détruites et chaque gazette nous parle de quelque nouveau soulèvement dans l’une ou l’autre partie des États. Les démagogues européens travaillent de toutes leurs forces pour établir sur le sol libre de l’Amérique leurs maximes d’intolérance et de persécution. De tous les tyrans, ces hommes sans foi ni loi sont les plus terribles et les plus à craindre.

  1. Cette région de la Roche-Jaune, dans les montagnes Rocheuses, est peut-être la plus remarquable et la plus intéressante à visiter de toute l’Amérique du Nord. On ne saurait se figurer le nombre, la variété et le grandiose des beautés naturelles qui caractérisent cette contrée. Les geysers (surtout le grand geyser du Firehole Basin), les sources thermales, les ravines, les chutes d’eau, les lacs, et une foule d’autres merveilles donnent à ce pays un attrait incomparable. La Roche-Jaune a été explorée en 1870-1871 ; et a donné lieu à la publication d’un livre, édité à Londres par James Richardson, et dont le Times, l’Edinburgh Courant et le Public Opinion ont fait le plus grand éloge. (Note de la présente édition)
  2. Ce nom lui fut donné à la suite d’une chasse dans laquelle il avait tué un ours d’une grandeur énorme et qui, avant d’être frappé à mort, faisait des contorsions si extraordinaires qu’on l’eût dit atteint de folie. (Note de la présente édition.)
  3. Le Kansas fut organisé en Territoire, le 30 mai 1854  ; et admis dans l’Union, comme État, le 29 janvier 1861. — Sa capitale est Topeka  ; sa population (en 1870) était de 361, 961 âmes  ; sa superficie est de 80, 000 milles carrés. Le Nebraska, organisé en Territoire le 30 mai 1854  ; admis comme État le 27 juillet 1866. — Sa capitale est Omaha City ; sa population (en 1870) était de 116, 888 âmes  ; sa superficie est de 63, 300 milles carrés. (Note de la présente édition.)
  4. Le Père De Smet fait allusion aux déplorables événements causés à cette époque par les menées des sociétés secrètes, et voici à quelle occasion. À la suite du concile plénier de Baltimore qui fut tenu en cette ville en 1852, le Souverain Pontife voulant témoigner de sa sollicitude paternelle envers les catholiques de l’Amérique du Nord, résolut de leur envoyer, par l’intermédiaire d’un légat, sa bénédiction apostolique. Le prélat choisi à cet effet fut Mgr Cajetan Bedini, archevêque de Thèbes et nonce au Brésil. Outre qu’il devait être auprès des fidèles des États-Unis l’interprète des sentiments affectueux du Saint-Père pour eux, Mgr Bedini était chargé de constater en même temps l’état du catholicisme dans la vaste république américaine. Sa mission était essentiellement temporaire. Mais on avait compté sans les Sociétés secrètes dont les membres venus d’Europe en 1848 sont, comme on sait, les ennemis jurés de l’Église. — L’arrivée du nonce à New-York, au printemps de 1852, donna de l’ombrage à quelques protestants que les réfugiés ou démagogues italiens avaient excités contre Rome. Ajoutons-y les articles incendiaires de la Epoca d’Italia, organe des Carbonari, et les prédications furibondes de l’ex-barnabite Gavazzi, venu tout exprès de Londres pour tonner contre le Pape. Des Allemands de la pire espèce donnèrent aussi la main à tous ces aboyeurs contre l’Église et ils provoquèrent ensemble les plus grands désordres. Une nouvelle secte surgit en ce moment formée des anciens adeptes des Natives, et prit le nom de Know-Nothings— Ces fous furieux, adversaires déclarés de toute religion, se signalèrent pendant les années 1854, 1855, 1856, par des provocations, des outrages et des méfaits contre les catholiques au point que la force armée dut intervenir plusieurs fois pour protéger les propriétés et les personnes. Malgré cela, cinq ou six églises furent incendiées, des prêtres furent maltraités et poursuivis à mort ; en un mot on se crut un moment transporté aux plus mauvais jours de la Terreur en France. Les Américains, il faut le dire à leur honneur, se tinrent généralement en dehors de tous ces excès et ne participèrent que très faiblement aux troubles dont l’Amérique fut alors le théâtre. Cette rage diabolique des Know-Nothings contre l’Église, semblable à un Cyclone destructeur, mais passager, dura peu de temps ; le calme revint peu à peu complètement dans les États de l’Union où les catholiques avaient été momentanément persécutés. (Note de la présente édition.)