Lettres (Spinoza)/III. Oldenburg à Spinoza

Traduction par Émile Saisset.
Œuvres de Spinoza, tome 3CharpentierIII (p. 352-355).

LETTRE III.

À MONSIEUR B. DE SPINOZA,
HENRI OLDENBOURG


Monsieur et cher ami,

J’ai lu avec un plaisir infini votre savante lettre. La méthode géométrique que vous employez me semble admirable, mais j’en accuse d’autant plus la grossièreté de mon esprit, qui saisit avec tant de peine ce que vous exposez avec un art si parfait. Veuillez donc permettre que je vous laisse voir cette lenteur de mon intelligence en vous posant les questions suivantes, dont je vous supplie de me donner la solution. Et, d’abord, est-ce pour vous une chose claire et hors de doute qu’il s’ensuive, de la seule définition que vous donnez de Dieu, que Dieu existe effectivement ? Pour moi, quand j’y réfléchis, je trouve que les définitions ne contiennent rien de plus que les concepts de notre âme ; or notre âme conçoit une foule de choses qui n’ont point d’existence réelle, et dès qu’elle les a conçues, elle les multiplie et les amplifie avec une extrême fécondité, ce qui fait que je ne puis comprendre que du seul concept de Dieu on infère l’existence de Dieu. Rien ne m’empêche de faire en mon esprit un amas de toutes les perfections que j’ai perçues dans les hommes, les animaux, les végétaux, les minéraux, et de former de la sorte une certaine substance qui possède toutes ces perfections d’une façon durable ; je puis même les multiplier et les amplifier à l’infini, et je constitue par ce moyen un être très-excellent et très-parfait, sans qu’il résulte le moins du monde de cette construction qu’il existe effectivement rien de semblable. — Ma seconde question est de savoir si vous tenez pour certain que le corps n’est point limité par la pensée, ni la pensée par le corps. Remarquez que la nature de la pensée est encore une chose douteuse, et qu’on ignore si c’est un mouvement corporel ou bien un acte spirituel parfaitement distingué du corps. — Je vous demanderai, en troisième lieu, si vous considérez les axiomes que vous avez bien voulu me communiquer comme des principes indémontrables, connus par la lumière naturelle, et n’ayant besoin d’aucune preuve. Le premier axiome a certainement ce caractère ; mais je ne vois pas qu’on puisse mettre les trois autres au rang de celui-là. Le second, en effet, suppose qu’il n’existe dans la nature des choses que des substances et des accidents ; tandis que plusieurs philosophes soutiennent que le temps et le lieu ne sont point compris dans ces deux sortes d’existence. Le troisième axiome, qui est que deux choses dont les attributs sont divers ne peuvent rien avoir de commun, est si peu clair à mes yeux, qu’il me semble que l’univers entier nous enseigne justement le contraire. En effet, toutes les choses qui nous sont connues diffèrent les unes des autres par certains endroits et se conviennent par d’autres endroits. Enfin, quant au quatrième axiome, savoir : que les choses qui n’ont rien de commun ne peuvent être causes l’une de l’autre, j’avoue que les ténèbres de mon intelligence m’en cachent la clarté et me forcent de vous demander un peu plus de lumière. Car, à ce qu’il me semble, il n’y a rien de commun, au moins formellement, entre Dieu et les choses créées ; et cependant presque tout le monde reconnaît Dieu comme la cause des créatures. Vous pensez bien, Monsieur, que ces axiomes n’étant pas, à mes yeux, à l’abri de toute incertitude, les propositions que vous avez bâties sur ce fondement chancellent dans mon esprit ; et plus je les médite, plus je me trouve assiégé de difficultés. En ce qui touche, par exemple, la première de ces propositions, il me paraît que deux hommes sont deux substances de même attribut, savoir, la raison, et je conclus de là qu’il peut y avoir deux substances de même attribut. — Et, relativement à la seconde proposition, aucun être ne pouvant être cause de soi-même, je ne puis comprendre comment il serait vrai qu’une substance ne peut être produite, ni venir d’une autre substance. Car il résulte de cette proposition que toutes les substances sont causes d’elles-mêmes, indépendantes l’une de l’autre, ce qui en fait autant de dieux, et ne va à rien moins qu’à nier la première cause des choses. J’avoue donc sincèrement que je ne comprends rien à tout cela, à moins que vous ne me fassiez la grâce de m’expliquer d’une façon plus claire et plus étendue votre sentiment sur ce grand sujet, et de me découvrir entièrement l’origine et la production des substances ainsi que la dépendance réciproque et la subordination des choses. Et, pour vous décider à en user avec moi dans cette occasion en toute franchise et toute confiance, j’invoque ici notre amitié, et vous supplie le plus instamment qu’il est possible d’être assuré que toutes les pensées que vous voudrez bien me communiquer auront en moi un sûr et fidèle dépositaire, et que je ne les confierai à qui que ce soit, de crainte qu’il ne puisse vous en arriver quelque dommage.

Nous sommes ici tout occupés, dans notre Collège philosophique[1], à faire des expériences et des observations, selon la mesure de nos forces ; et nous essayons de tracer une histoire des arts mécaniques, persuadés que nous sommes que les formes et les qualités des choses se peuvent expliquer parfaitement par des principes mécaniques, et que tous les effets de la nature se réduisent au mouvement, à la figure, à l’agencement des parties et aux diverses complications qui en résultent, sans qu’il y ait la moindre nécessité de recourir à ces formes inexplicables, à ces qualités occultes qui sont l’asile de l’ignorance. Je vous manderai le livre que je vous ai promis[2] aussitôt que l’ambassade hollandaise enverra un messager à La Haye, ce qui arrive assez fréquemment, ou bien dès que je pourrai le confier à quelque ami sûr qui prendra le chemin de votre pays. Excusez, Monsieur, la prolixité de cette lettre et les libertés que je me donne. Veuillez surtout prendre en bonne part, comme c’est l’usage entre amis, une lettre écrite sans déguisement et sans aucun des raffinements à l’usage des cours, et croyez-moi, en toute franchise et en toute simplicité,

Votre bien dévoué,
Henri Oldenburg.
Londres, 27 septembre 1661.

  1. Ce collège philosophique devint peu après la Société royale de Londres, dont Oldenburg fut un des secrétaires.
  2. Le Livre de Robert Boyle, De Nitro, Fluiditate et Firmitate.