Lettres (Spinoza)/IV. Spinoza à Oldenburg

Traduction par Émile Saisset.
Œuvres de Spinoza, tome 3CharpentierIII (p. 356-358).

LETTRE IV.

RÉPONSE À LA PRÉCÉDENTE
À MONSIEUR HENRI OLDENBOURG,
B. DE SPINOZA


Monsieur,

Au moment de partir pour Amsterdam, où je me propose de séjourner une ou deux semaines, je reçois votre lettre et j’y trouve vos objections aux trois propositions que je vous ai mandées. C’est à ces objections seules que je tâcherai de répondre, le défaut de temps me forçant de négliger les autres.

En ce qui touche la première, je conviens qu’en effet de la définition d’une chose quelconque on ne peut inférer l’existence de la chose définie ; cela n’est légitime (comme je l’ai démontré dans le Scholie que j’ai joint aux trois propositions) que pour la définition ou l’idée d’un attribut, c’est-à-dire, suivant ce que j’ai clairement expliqué en définissant Dieu, pour une chose qui est conçue par soi et en soi. Si je ne me trompe, j’ai aussi, dans ce même Scholie, assez clairement expliqué, surtout pour un philosophe, la raison de cette différence. Je suppose, en effet, qu’on n’ignore pas la différence qui existe entre une fiction de l’esprit et un concept clair et distinct, non plus que la vérité de cet axiome : que toute définition ou toute idée claire et distincte est vraie. Ces points une fois établis, je ne vois pas ce qu’on pourrait désirer encore pour la solution de la première difficulté. Je passe donc à la seconde. Vous paraissez accorder que si la pensée ne se rapporte point à la nature de l’étendue, alors l’étendue ne sera point terminée par la pensée ; car votre doute ne porte que sur cet exemple particulier. Mais remarquez ceci, je vous prie : si quelqu’un vient dire que l’étendue n’est point terminée par l’étendue, mais par la pensée, n’est-ce pas comme s’il disait que l’étendue n’est point infinie absolument, mais seulement infinie sous le point de vue de l’étendue ? En d’autres termes, celui qui parle ainsi ne m’accorde point que l’étendue soit absolument infinie, mais il m’accorde qu’elle l’est sous le point de vue de l’étendue, c’est-à-dire dans son genre. Mais, dites-vous, la pensée est peut-être un acte corporel ? Soit, bien que je reste tout à fait convaincu du contraire ; mais vous ne nierez pas toujours ce point, que l’étendue, en tant qu’étendue, n’est point la pensée ; ce qui suffit pour expliquer ma définition et pour démontrer ma troisième proposition. Votre troisième objection est que mes axiomes ne doivent pas être mis au nombre des notions communes. Je ne dispute pas sur ce point ; mais vous mettez en question la vérité de ces axiomes, et vous allez même jusqu’à faire voir que le contraire est plus vraisemblable. Mais veuillez faire attention à la définition que j’ai donnée de la substance et de l’accident, car c’est de là que se conclut tout le reste. J’entends, en effet, par substance, ce qui est conçu par soi et en soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’enveloppe point le concept d’aucune autre chose ; par modification, au contraire, ou par accident, ce qui existe dans une autre chose et est conçu par cette chose. D’où il est clair qu’il résulte, premièrement, que la substance est antérieure à ses accidents, puisque ceux-ci ne pourraient ni exister ni être conçus sans celle-là ; secondement, qu’il ne peut rien y avoir dans la réalité ou hors de l’entendement que les substances et les accidents ; car tout ce qui est est conçu par soi ou par autre chose, et le concept de tout ce qui est enveloppe ou n’enveloppe pas le concept de quelque autre chose. Troisièmement, vous ne pouvez douter que les choses qui ont des attributs divers n’aient entre elles rien de commun ; car j’ai expliqué qu’un attribut c’est ce dont le concept n’enveloppe le concept d’aucune autre chose. Quatrièmement, enfin, j’ai dit que quand deux choses n’ont entre elles rien de commun, l’une ne peut être cause de l’autre. Car, puisqu’il n’y a rien dans l’effet qui lui soit commun avec la cause, tout ce que l’effet contiendrait, il le tirerait donc du néant.

Quant à ce que vous soutenez, que Dieu n’a rien qui lui soit formellement commun avec les choses créées, etc., j’ai établi le contraire dans ma définition ; car j’ai dit : Dieu est l’être constitué par une infinité d’attributs infinis, c’est-à-dire parfaits chacun dans son genre. Je ne dirai rien de la difficulté que vous élevez contre ma première proposition, si ce n’est que je vous prie, mon ami, de considérer que les hommes ne sont pas créés, mais seulement engendrés, et que leurs corps existaient déjà avant la génération, quoique avec une forme différente[1]. Vous concluez de là avec raison, et je donne entièrement les mains à cette conséquence, que si une partie de la matière était annihilée, toute l’étendue s’évanouirait. - Je dis enfin que ma seconde proposition ne conduit pas à plusieurs dieux, mais à un seul, constitué par une infinité d’attributs, etc.



  1. Voyez Éthique, part. 1, Propos. 7. — Je continue de citer en note les passages de l’Éthique qui peuvent éclairer les Lettres de Spinoza, ou en recevoir quelque lumière.