Lettres (Spinoza)/II. Spinoza à Oldenburg

Traduction par Émile Saisset.
Œuvres de Spinoza, tome 3CharpentierIII (p. 349-352).

LETTRE II.

RÉPONSE À LA PRÉCÉDENTE
À MONSIEUR HENRI OLDENBOURG,
B. DE SPINOZA


Monsieur,

Vous jugerez vous-même combien votre amitié m’est agréable, pourvu que vous obteniez en même temps de votre modestie qu’elle vous laisse apercevoir les belles qualités qui vous distinguent ; et bien qu’il me paraisse, en les considérant, que c’est bien de l’orgueil de ma part d’aspirer à votre amitié, surtout quand je songe qu’entre amis tout devient commun, et les biens de l’esprit plus que tout le reste, cependant je me dis qu’après tout la faute en est à votre modestie et à votre bienveillance. C’est votre modestie qui s’abaisse jusqu’à moi ; c’est votre bienveillance qui me donne plus que je ne puis rendre, et qui m’encourage, en daignant me demander mon amitié, à commencer avec vous un commerce affectueux et à l’entretenir avec tout le zèle dont je suis capable. Vous parlez, Monsieur, des qualités de mon esprit. Certes, si j’en avais quelqu’une, c’est de grand cœur que je consentirais à vous en faire part, quoique la chose ne pût se faire sans grand dommage pour moi. Mais ceci n’est point un prétexte pour vous refuser ce que vous me demandez en usant des droits de l’amitié, et je vais essayer incontinent de vous dire ma pensée sur les points dont vous me parlez, quoique je ne me flatte pas de vous satisfaire, si vous n’y mettez de la complaisance. Je commencerai par vous parler de Dieu. Je le définis : un être constitué par une infinité d’attributs infinis, c’est-à-dire parfaits chacun dans son genre. Vous remarquerez ici que j’entends par attribut tout ce qui est conçu par soi et en soi, de telle façon que le concept d’un attribut n’enveloppe le concept d’aucune autre chose. Par exemple, l’étendue est conçue par soi et en soi ; mais il n’en est pas de même du mouvement, car il est conçu par autre chose et son concept enveloppe l’étendue. Or, que ma définition de Dieu soit la véritable, c’est ce qui résulte de ce que nous entendons tous par Dieu : un être souverainement parfait et absolument infini. Il serait aisé maintenant de prouver que cet être existe, par cette seule définition ; mais ce n’est point ici le lieu de donner cette démonstration. Voici, Monsieur, ce que je dois démontrer en ce moment pour satisfaire aux questions que vous m’avez proposées. J’ai à établir, premièrement, qu’il ne peut y avoir dans la nature deux substances, à moins qu’elles ne diffèrent totalement d’essence ; en second lieu, qu’une substance ne peut être produite, mais qu’il est de son essence d’exister ; troisièmement, enfin, que toute substance doit être infinie, c’est-à-dire souverainement parfaite en son genre. Ces points une fois démontrés, vous apercevrez aisément, Monsieur, où j’en veux venir, pourvu qu’en même temps vous ne perdiez pas de vue la définition de Dieu ; et cela vous paraîtra si évident qu’il est inutile que je m’explique plus ouvertement sur cette matière. Pour démontrer clairement et brièvement les trois points que je viens de dire, je n’ai rien trouvé de mieux que de les prouver à la façon des géomètres et de soumettre cette entreprise à votre examen. Je vous envoie donc à part ces démonstrations[1], et j’en attends votre sentiment.

Vous me demandez ensuite quelles sont les erreurs que je remarque dans la philosophie de Descartes et de Bacon. Sur quoi je veux bien vous satisfaire, bien qu’il soit contraire à mes habitudes de chercher à découvrir les erreurs où les autres sont tombés. Le premier défaut et le plus grand que je reproche à ces philosophes, c’est de s’être si fort éloignés de la connaissance de la première cause et de l’origine de toutes choses ; le second, d’avoir ignoré la véritable nature de l’âme humaine ; le troisième, de n’avoir pas saisi la vraie cause de l’erreur. Trois points dont la véritable connaissance est si nécessaire qu’il faudrait être entièrement dépourvu d’études et d’instruction pour ne pas en être frappé. Que ces philosophes se soient égarés dans la connaissance de la cause première et de l’âme humaine, c’est ce qu’il est aisé de conclure de la vérité des trois propositions rappelées plus haut. Je m’occuperai donc uniquement de montrer combien est fondé le dernier reproche que je leur adresse.

Je ne dirai qu’un mot de Bacon, qui parle un peu confusément sur cette matière. Cet auteur ne prouve presque rien et ne fait guère que raconter ses opinions ; car il suppose premièrement, que l’esprit humain, sans parler des sens et de leurs tromperies, est trompé par sa nature même et compose ses connaissances suivant l’analogie de sa nature propre et non suivant l’analogie de l’univers, comme un miroir qui réfléchit mal les rayons émanés des objets et mêle sa nature à celle des choses, etc. Une seconde cause d’erreur, suivant Bacon, c’est que l’esprit humain est porté par sa nature aux généralités abstraites et transforme des choses passagères en lois invariables, etc. Une troisième cause d’erreur, c’est que l’esprit humain prend sans cesse des accroissements et ne peut s’arrêter ni se satisfaire. Enfin, toutes les autres causes d’erreur qu’il assigne encore se peuvent facilement réduire à cette cause unique, reconnue par Descartes, savoir : que la volonté de l’homme est libre et plus étendue que son entendement, ou, comme Bacon le dit (aph. 49) avec plus de confusion, que l’entendement n’est pas éclairé d’une lumière pure[2], mais d’une lumière offusquée par les nuages qu’y répand la volonté (il est bon de remarquer ici que Bacon prend souvent l’entendement pour l’âme, en quoi il diffère de Descartes). Or, je montrerai que cette cause d’erreur, en laissant de côté les autres comme sans intérêt, est fausse ; et c’est ce que ces philosophes eux-mêmes auraient aisément aperçu, s’ils avaient seulement fait attention que la volonté diffère de telle ou telle volition, de la même manière que la blancheur de telle ou telle couleur blanche, l’humanité de tel ou tel individu humain, et, par conséquent, qu’il est également impossible de concevoir la volonté comme cause de telle ou telle volition que l’humanité comme cause de Pierre ou de Paul. Or donc, puisque la volonté n’est qu’un être de raison et qu’on ne peut dire qu’elle soit la cause de telle ou telle volition ; puisque les volontés particulières ont besoin pour exister d’une cause et ne peuvent en conséquence être appelées libres, mais sont nécessairement telles que leurs causes les déterminent à être ; enfin, puisque, selon Descartes lui-même, les erreurs elles-mêmes sont des volitions particulières, il s’ensuit nécessairement que les erreurs, c’est-à-dire les volontés particulières qu’on appelle de ce nom, ne sont pas libres, mais sont déterminées par des causes extérieures et nullement par la volonté, ce que j’avais promis de démontrer, etc.


  1. Voyez l’Éthique, part. 1, jusqu’à la Propos. 9.
  2. Voyez Novum Organum, lib. 1, aph. 49.