Lettres (Spinoza)/I. Oldenburg à Spinoza

Traduction par Émile Saisset.
Œuvres de Spinoza, tome 3CharpentierIII (p. 347-348).

LETTRE I.

À MONSIEUR B. DE SPINOZA,

HENRI OLDENBURG[1].


Monsieur et respectable ami,

Il m’a été si pénible de me séparer de vous après mon séjour récent dans votre retraite de Rheinburg, qu’aussitôt revenu en Angleterre je n’ai pas de plus vif désir que celui de m’unir à vous ; et ne pouvant vous voir, je vous écris. La science des choses sérieuses, unie à la douceur et à la politesse des mœurs (toutes ces qualités précieuses que la nature et l’art vous ont prodiguées), a en elle tant d’attraits qu’elle se fait aimer de tout honnête homme qui a reçu une éducation libérale. Permettez donc, Monsieur, que je m’unisse à vous d’une amitié sincère, et que nous la cultivions soigneusement par des études communes et toute espèce de bons offices. Le peu que ma faiblesse pourra produire est à vous. Souffrez que je m’approprie à mon tour, du moins en partie, les dons si rares de votre esprit, le pouvant faire sans vous causer aucun dommage.

Les objets de notre entretien à Rheinburg, c’étaient, vous le savez, Dieu, l’étendue et la pensée, la distinction et la convenance de ces deux attributs, l’explication de l’union de l’âme humaine avec le corps, enfin, les principes de la philosophie de Descartes et de Bacon. Mais comme nous ne parlions guère qu’en courant de ces graves matières et que tous ces problèmes viennent par moments mettre mon esprit à la torture, j’userai avec vous des droits de l’amitié et vous prierai le plus affectueusement du monde de m’exposer avec quelque étendue vos pensées sur les sujets que je rappelais tout à l’heure. Il y a surtout deux points sur lesquels je voudrais être éclairé, si toutefois cela vous agrée : je désirerais savoir, d’abord, en quoi consiste véritablement la différence que vous établissez entre l’étendue et la pensée ; puis quels sont les défauts que vous remarquez dans la philosophie de Descartes et de Bacon, et pourquoi vous pensez qu’on la peut renverser et y substituer quelque chose de mieux. Croyez, Monsieur, que plus vous mettrez de libéralité à m’éclairer sur ces questions et autres semblables, plus vous m’attacherez étroitement à vous et me mettrez dans une stricte obligation de vous rendre la pareille, si toutefois la chose est possible.

On met sous presse en ce moment des Essais de physiologie composés par un noble Anglais de grande science. Cet ouvrage traite de la nature de l’air et de sa propriété élastique, établie par quarante-trois expériences, de la fluidité, de la solidité et autres choses analogues. Dès que l’ouvrage sera imprimé, j’aurai soin de vous le faire tenir par quelque ami qui passera la mer. En attendant, conservez bonne santé et n’oubliez pas votre ami qui se dit,

Avec zèle et de tout son cœur,

Tout à vous,
Henri Oldenburg.
Londres, 10-26 août 1661.



  1. Henri Oldenbourg était ministre de la basse Saxe à Londres du temps de Cromwell. Plus tard, il fut nommé secrétaire de la Société royale de Londres et publia, en cette qualité, les Transactions philosophiques pendant les années 1664-1667. — Voyez sur Oldenbourg et les autres correspondants de Spinoza notre Notice bibliographique.