Lettres à un ami sur l’office divin de l’Église catholique orthodoxe d’Orient/II/Lettre quatrième


Lettres à un ami sur l’office divin de l’Église catholique orthodoxe d’Orient (Письма о Богослуженіи Восточной Каѳолической Церкви)
Traduction par le Prince Nicolas Galitzin.
Imprimerie française (p. 104-113).


LETTRE QUATRIÈME.


« Accordez-moi, Seigneur Jésus-Christ, de traverser tranquillement la vaste mer du carême, en appaisant la tempête de mes pensées, et fortifiez-moi quand j’aurai abordé dans le port de la résurrection. »

C’est par ces paroles, mon cher ami, que je commence cette lettre, où je me bornerai à vous exposer succinctement l’ordre des offices pendant les dernières semaines du carême, car je ne veux point trop fatiguer votre attention ; vous avez déjà pu juger par mes deux précédentes lettres, combien les semaines qui vont suivre seront riches en beautés spirituelles ; ainsi, par exemple :

« Le carême, en nous offrant une nourriture spirituelle, nous enseigne à nous en rassasier abondamment : goûtons les dons vivifiants de l’Esprit comme une nourriture, désaltérons-nous aux larmes divines comme à l’eau d’une fontaine, remplissons-nous d’allégresse, et ne cessons jamais d’adresser nos louanges à Dieu. »

« De quel nom, ô saints, pourrons-nous vous appeler ? du nom de chérubins ? — sur vous repose Jésus-Christ ; — séraphins ? — vous le glorifiez sans cesse ; — anges ? — vous demeurâtes étrangers à vos corps ; — puissances ? — vous opérez des miracles ; oui, vos titres sont nombreux et vos mérites plus grands encore ; priez pour le salut de nos âmes. »

Les lectures de l’Ancien Testament qu’on fait pendant ce temps, sont choisies dans un esprit très-élevé, surtout pendant la seconde semaine, quand Isaïe contemple le Seigneur sur son trône céleste, entouré de séraphins à six ailes, qui entonnent autour de lui : « saint, saint, saint est le Seigneur Sabaoth, la terre est pleine de sa gloire ! » Au milieu de la fumée et du bruit qui remplissaient le temple, un des séraphins, prenant sur l’autel un charbon ardent, l’approche des lèvres du prophète ; alors Isaïe, se sentant purifié, ose répondre à cette question du Seigneur : « qui enverrai-je à mon peuple ? — Me voici, envoyez-moi ! »

Et voilà alors ce que cette bouche inspirée prophétise sur le Christ :

« Car un Enfant nous est né, un Fils nous est donné : il porte sur son épaule sa domination ; et il sera appelé l’admirable, le conseiller, Dieu, le Fort, le Prince de la paix, le Père de l’éternité. »

Le roi Salomon ne le cède pas à Isaïe dans son image prophétique de la sainte Cène, voilée sous la forme d’une parabole, et qu’on lit pendant la troisième semaine :

« La Sagesse s’est bâtie une demeure, elle l’a appuyée sur sept colonnes. Elle a immolé ses victimes, elle a mêlé le vin, elle a dressé sa table ; elle a envoyé ses serviteurs, et elle a appelé des lieux les plus hauts de la ville : Si quelqu’un est faible, qu’il vienne à moi, et elle a parlé aux insensés : Venez, mangez de mon pain, et buvez le vin que j’ai mêlé pour vous. Quittez l’imprudence, et vous vivrez pour être couronnés dans les siècles ; recherchez l’intelligence, afin que vous viviez et que vous sachiez vous conduire dans la voie de la science. »

De même que le premier dimanche du carême est consacré à la mémoire du triomphe de l’Église contre les iconoclastes, de même le second rappelle les combats soutenus par St. Grégoire, archevêque de Thessalonique, au concile particulier de Constantinople contre les hérétiques Barlaam et Akyndine, qui niaient la divinité de la lumière dont fut accompagnée la transfiguration de Jésus-Christ.

Le troisième dimanche est consacré à l’adoration de la sainte croix de Notre-Seigneur ; c’est pourquoi toute la semaine qui suit est nommée semaine de l’adoration de la croix. Le synachsare de ce dimanche décrit le motif de cette solennité en termes aussi touchants qu’éloquents : « Lorsque ceux qui sont destinés à parcourir un long et pénible trajet, accablés de fatigue, rencontrent quelque part un arbre, chargé d’un épais feuillage, ils s’arrêtent pour prendre quelque repos sous son ombre ; puis, se sentant comme rajeunis, ils terminent le reste de leur course : de même, en ces jours d’abstinence, à moitié chemin de ce voyage de douleurs et de travaux, les saints Pères ont planté la croix vivifiante, qui donne rafraîchissement et repos, qui rend légers et courageux ceux qui se sentaient appesantis de lassitude. C’est ainsi qu’à la venue d’un souverain, on porte au-devant de lui les étendards et le sceptre, après quoi lui-même se montre triomphant pour la victoire qu’il a remportée, et tous ses sujets se réjouissent conjointement avec lui ; de même notre Seigneur Jésus-Christ, voulant manifester la victoire remportée sur la mort et apparaître avec gloire au jour de sa résurrection, s’est fait précéder de son sceptre royal, sa croix vivifiante, dont l’aspect nous pénètre de joie et de douceur ; de la sorte, nous sommes aussi disposés que possible à recevoir le roi lui-même, et à faire éclater nos louanges à l’honneur du solennel vainqueur. Il se fait précéder de la croix au milieu des semaines de la sainte Quadragésime, parce que ce temps d’abstinence peut être assimilé à un fleuve d’amertume, de tristesse et de contrition. Comme jadis le divin Moïse en plongeant un morceau de bois dans une source d’eau amère la transforma en une eau douce, ainsi Dieu maintenant, après nous avoir fait traverser en esprit la mer Rouge pour échapper à Pharaon, adoucit par l’arbre vivifiant de la sainte croix l’amertume de l’abstinence pendant la Quadragésime, et nous console dans le désert, jusqu’à ce que par sa résurrection il nous amène mystiquement à Jérusalem. La croix n’est-elle pas en effet l’arbre de vie ? et n’avait-il pas été planté au milieu du jardin d’Éden ? Les saints Pères ont donc agi convenablement en plantant au milieu de la Quadragésime l’arbre de la croix, en nous rappelant à la fois de l’intempérance d’Adam et du remède qui lui a été accordé ; car en goûtant de ses fruits on ne s’expose pas à mourir, mais au contraire on acquiert la vie éternelle. »

Telle est la signification de la cérémonie sacrée, célébrée au service du matin de ce dimanche, après le chant du Gloria in excelsis. Pendant que le chœur fait entendre les accents plaintifs du chant : « Dieu saint, Dieu fort, Dieu immortel, ayez pitié de nous » ; le prêtre, précédé du diacre portant l’encensoir, élève au-dessus de sa tête la croix ornée de fleurs, car la couronne d’épines du Crucifié a fleuri pour nous, comme les lis et les roses des champs : — le prêtre la dépose sur un pupitre dressé au milieu de l’église, et se prosterne trois fois devant, en prononçant ces paroles d’onction : « Nous nous prosternons devant votre croix, Seigneur, et nous glorifions votre sainte résurrection. »

Alors, les deux chœurs entonnent alternativement les versets en l’honneur de la croix ; l’arbre de salut est glorifié et toutes les nations sont invitées à se rendre à cette joyeuse adoration.

Les deux dimanches suivants on offre à l’édification des fidèles les exploits spirituels de deux grands solitaires. Au quatrième dimanche c’est saint Jean Climaque, qui nous a laissé son sublime ouvrage nommé Échelle ; cette échelle, par ses trente échelons, nombre des années terrestres du Christ avant son baptême, exprime le perfectionnement progressif du chrétien, et sert de figure et d’emblème à la vie monastique, si bien pratiquée par saint Jean Climaque.

Au cinquième dimanche, c’est Marie d’Égypte, cette pécheresse qui de l’abîme du vice a subitement passé à l’état de repentir dans le temple de Jérusalem, qui ensuite atteignit la perfection spirituelle dans les déserts du Jourdain, c’est cette Marie, qui apparaît comme un exemple frappant de l’effet de la grâce divine sur un pécheur repentant, et nous invite à nous dépouiller aussi de nos passions. La plus grande partie de cette cinquième semaine est employée à nous adresser cette invitation avec instance : on répète la lecture du cantique de saint André de Crète, les grands jours de la passion de Notre-Seigneur étant déjà proches.

Le samedi, l’Église implore solennellement la protection de la Mère de Dieu, en transformant presque tout l’office des matines en un seul touchant cantique à la sainte Vierge. Jadis, sous le règne de l’empereur Héraclius et sous le patriarche Serge, la capitale de l’empire grec, assiégée par les Perses et les Scythes, fut sauvée par l’intercession de la très-sainte Vierge, pendant ces mêmes jours de la Quadragésime ; le clergé et le peuple, rassemblés dans l’église de Blaquerne, célébrèrent en son honneur un service d’actions de grâces composé d’hymnes, sans s’asseoir ni se reposer une seule fois durant toute la nuit, d’où cet office de la Vierge a tiré le surnom de non assis, en grec Akathiste. Dans cet office, parmi les actions de louange en l’honneur de la très-sainte Vierge, le mystère de l’incarnation du Fils de Dieu se trouve aussi représenté : et l’Église a réglé, pour l’édification des générations à venir, que cet office serait célébré à un jour fixe, qui a reçu le nom de jour des louanges de la sainte Vierge ; elle a laissé au zèle libre de ses enfants le soin de répéter fréquemment ce cantique dans les prières particulières qu’on fait dire tant dans les églises, que dans ses propres maisons.

« Réjouissez-vous, » lui chantent les fidèles, « fleur qui ne se fane jamais, arbre qui a produit la pomme odoriférante, lis, doux à l’odorat, agréable encens de prière, paradis animé, nuage resplendissant, flambeau d’une lumière qui n’a point de déclin, étoile qui précède le soleil, char de celui qui est porté sur les chérubins, vaisseau de ceux qui cherchent leur salut, lieu de calme dans l’abîme des douleurs, port de ceux qui naviguent dans le monde, colonne de feu qui guide l’humanité vers une vie plus élevée ! » La sixième semaine du grand carême est comme une espèce de repos pendant ce pénible trajet, parce que le samedi de Lazare et le dimanche des Rameaux qui la terminent, sont des jours fériés ; tous les cantiques et versets des jours précédents préparent les fidèles à solenniser l’entrée de Jésus-Christ avec les rameaux de la vertu, après avoir délivré leur cœur de l’endurcissement de pierre qui l’enfermait.

« Fidèles, imitons Marthe et Marie, offrons au Seigneur des œuvres divines, en guise de prières, afin qu’il vienne ressusciter notre esprit laissé comme mort dans le tombeau de la paresse, froid à la crainte de Dieu, et privé de toute force vitale ; crions au Seigneur : Seigneur bienfaisant ! par votre puissante parole vous avez rendu la vie à votre ami Lazare ; rendez-nous aussi la vie à tous, vous dont les miséricordes sont infinies. »

Pendant cette semaine on achève les lectures de la Genèse par l’histoire touchante de Joseph, vendu en Égypte par ses frères à prix de trente pièces d’argent, puis reconnu par eux : il est une figure de Jésus-Christ ; après quoi on lit dans le même livre la sépulture de Jacob dans la terre promise. En même temps le prophète Isaïe désigne le Christ en termes clairs :

« Voici ce que dit le Seigneur : je t’ai établi la lumière des nations et le salut des extrémités de la terre. Voilà ce que dit le Seigneur, le Rédempteur, le Dieu d’Israël, à son serviteur, objet du mépris, à son peuple détesté, l’esclave des autres peuples : Les rois te verront et les princes se lèveront devant toi ; ils t’adoreront à cause du Seigneur, parce qu’il est fidèle dans ses promesses, à cause du saint d’Israël qui t’a choisi. »

Les prophéties de Sophonie et de Zacharie qu’on lit à l’office du soir des Rameaux, annoncent tout aussi clairement l’entrée du Seigneur dans la bienheureuse Sion et même jusqu’aux circonstances de la solennité des Rameaux :

« Tressaille d’allégresse, fille de Sion ; pousse des cris de joie, fille de Jérusalem ; voilà que ton roi viendra vers toi, juste et sauveur ; il est doux, et monté sur une ânesse et sur son jeune poulain. »

Le patriarche Jacob paraît aussi à son lit de mort, pour annoncer à ses douze fils le Christ qui doit sortir de Juda : « Assemblez-vous, afin que j’annonce ce qui doit vous arriver dans les jours derniers. Assemblez-vous et écoutez, fils de Jacob, écoutez la voix d’Israël, écoutez votre père. Juda, tes frères te loueront ; ta main sera sur le cou de tes ennemis ; les fils de ton père se prosterneront devant toi. Juda est un jeune lion. Mon fils, tu t’es levé pour le butin, et dans ton repos, tu dors comme le lion et la lionne : qui osera le réveiller ? Le sceptre ne sortira pas de Juda, ni le prince de sa postérité, jusqu’à ce que ne vienne celui à qui appartient le sceptre et qui est l’attente des nations. »

C’est par ces sublimes prophéties que l’Église va au-devant de la solennité des Rameaux ; elle a aussi réglé que la résurrection de Lazare serait fêtée la veille, parce que cet événement précéda de peu la passion du Sauveur, et il offre en même temps la certitude consolante de notre résurrection à tous. C’est pourquoi on y chante :

« Pour nous donner l’assurance de la résurrection générale, avant de subir votre passion, Seigneur Dieu Jésus-Christ, vous avez tiré Lazare d’entre les morts ; et nous, comme des enfants qui portent le signe de la victoire, nous crions à vous, vainqueur de la mort : Hosanna au plus haut des cieux, béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! »

En mémoire de ce jour de réjouissance, nous aussi, après avoir pris en mains des rameaux sanctifiés, nous sortons comme pour marcher à la rencontre du Roi pacifique qui s’avance pour se livrer volontairement aux souffrances, et nous nous écrions :

« La grâce du Saint-Esprit nous ayant réunis en ce jour, nous avons tous pris votre croix, et nous disons : Hosanna an plus haut des cieux, béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! »

Notre mère tendre, la sainte Église, nous guide dans cette solennité spirituelle, en nous expliquant, par de profondes paroles, ce qui signifient ces rameaux et comment nous devons marcher avec eux à la rencontre du Christ :

« Réjouissons-nous tous ensemble, fidèles, en offrant à Jésus-Christ, avec la pureté des enfants, les rameaux de la vertu ; étendons aussi sur son passage les vêtements des œuvres agréables à Dieu, et faisons-lui une mystique réception. »