Lettres à sa marraine/19 novembre 1915 (2)

Gallimard (p. 52-55).


19 novembre 1915


Ma petite marraine,

Après la méchante lettre d’hier vous m’avez fait l’agréable surprise de m’en écrire une beaucoup plus gentille. Il est donc entendu qu’il ne faut point chercher à vous voir dans « l’Histoire ». Néanmoins j’ai assez l’habitude des choses littéraires pour deviner ce qui est de l’auteur et de ses goûts dans un récit quel qu’il soit, et bien que je ne vous connaisse point personnellement, petite marraine, votre esprit, vos goûts mêmes me sont plus familiers, osé-je dire, qu’à vous-même.

Au nom de la liberté dont vous vous réclamez vous pourriez refuser de vous servir de gaz, d’électricité, de chemins de fer, etc. Cependant, croyez-m’en, la poésie dont vous me parlez n’a plus qu’une importance secondaire et si l’on y peut faire avec du talent de fort belles choses, elles s’éloignent trop de l’humanité pour n’être plus après tout que des jeux d’érudits ou même de gens de goût, personnages de bien peu d’importance et c’est n’avoir aucune ambition littéraire que s’adresser à une demi-douzaine de gens de mêmes goûts et de même nation. Moi je n’espère pas plus de 7 amateurs de mon œuvre mais je les souhaite de sexe et de nationalité différents et aussi bien d’état : je voudrais qu’aimassent mes vers un boxeur nègre et américain, une impératrice de Chine, un journaliste boche, un peintre espagnol, une jeune femme de bonne race française, une jeune paysanne italienne et un officier anglais des Indes.

Mais quelle pauvre littérature à mouler désormais pour un poète dans la vieille versification !

Voyez-vous un Tolstoï, un Dostoïewsky, un Balzac, un Zola, et plus loin un Rabelais se bornant à versifier avec un dictionnaire des Rimes. Mais le parangon des poètes français La Fontaine tout classique qu’il fût… je n’insiste pas, tant tout cela est évident.

La rapidité, cause initiale de vos abréviations idéogrammatiques ou sténogrammatiques comme vous voudrez, confirme leur existence et n’est point un argument contre moi.

Je vous dédie donc, mon amie, le poème de ce coup d’éventail dont le svastica marque la douceur bienheureuse. Au demeurant vous voyez bien mon amie que je suis pris par une autre et plus neuve beauté que non pas l’ancienne versification.

Mais je baise respectueusement ces doigts que vous me tendez.


Et leurs visages étaient pâles
Et leurs sanglots s’étaient brisés
Après la neige aux blancs pétales
Comme des mains sur des baisers
Tombaient les feuilles automnales.