Lettres à la princesse/Lettre215

Lettres à la princesse, Texte établi par Jules TroubatMichel Lévy frères, éditeurs (p. 292-294).

CCXV

Ce 25 juillet.
Princesse,

Ils ont beau dire, les docteurs ! les meilleurs ne savent pas ce que j’éprouve et où le bât me blesse. Je sens, je me tais, je gouverne mon mal comme je puis, je cause un quart d’heure ou dix minutes tous les huit jours avec l’excellent docteur, qui a la sagesse d’attendre, de ne pas insister sur le point inconnu et de voir venir la saison. Mais aller, mais sortir, mais prendre une voiture, mais sourire et voir sourire, mais être gai (tout heureux que je suis de savoir la gaieté des autres et d’entendre l’écho des voix amies), c’est plus que je n’en saurais demander à mon esprit, devenu silencieux et sévère. Pardonnez-moi, ô la plus aimable des amies ! si vous n’étiez la plus ravissante ou séduisante (le mot est de Gavarni) des princesses !

Je crains bien que l’Académie, cette fois-ci, ne chauffe pas encore pour notre cher Gautier si Henri Martin se met en avant. Il serait bien digne de votre bonté de lui avoir un dédommagement et de lui ménager un peu d’appui pour son beau et fier talent, un peu las et saturé.

La saturation, il y a un moment où cela vient dans ce repas qu’on appelle la vie : il ne faut qu’une goutte alors pour faire déborder la coupe du dégoût. J’ai quelquefois pensé que, malgré le plaisir que je prenais à vivre depuis quelques années dans ce cercle heureux où je rencontrais un charme, je pouvais, moi aussi, en venir à cette disposition rassasiée où le cœur se noie. Mais je ne serai point ingrat, quoi qu’il arrive, et le sort, en somme, ne m’aura point maltraité. Il m’aura traité bien mieux qu’un nombre infini de mes semblables qui valaient autant ou mieux que moi ; et j’aurai eu des journées qui, par leur distinction et leur douceur embellie, comptent plus à elles seules que bien des années vulgaires.

Je suis à vous, Princesse, d’un tendre et inviolable attachement.