Lettres à la princesse/Lettre095

Lettres à la princesse, Texte établi par Jules TroubatMichel Lévy frères, éditeurs (p. 126-129).


XCV


Ce jeudi 22 décembre 1864.
Princesse,

Souffrez que j’achève une pensée qui a été interrompue. Hier, vous aviez tellement raison que je voudrais ne point paraître avoir tout à fait tort, d’autant mieux que, si je semblais différer d’avec Votre Altesse, ce n’était pas sur le même point. Voici ma pensée : il faut toujours du temps et passer par plus d’un degré pour embrasser et comprendre l’ensemble d’un grand homme. En littérature, nous avons éprouvé cela pour Dante, Shakspeare, Gœthe. En politique, nous avons eu quelque chose d’analogue à faire par rapport à Napoléon. Daignez vous mettre au point de vue d’un public si morcelé, si travaillé en sens divers, et qui n’était point placé comme vous-même, Princesse, au cœur de la tradition et dans la liguée directe de l’homme. Le génie n’était une question pour personne ; assez de monuments, de victoires et de grandeur civile étaient debout. Mais les débris de la chute jonchaient le sol autour de la statue, même relevée, et empêchaient d’en faire le tour. — La Restauration, un régime contraire, avait succédé avec des théories constitutionnelles qu’avaient sucées des générations nouvelles, favorables en partie, en partie contraires à l’idée impériale. Le régime de Louis-Philippe n’avait pas infirmé cette contradiction de jugements. Vaulabelle, que vous goûtez, passait pour un homme de parti, et il n’avait pas dans le talent ni dans sa position personnelle assez d’autorité pour se faire compter selon son mérite auprès de bien des lecteurs. Le service qu’a rendu l’historien provisoire (je l’admets) — provisoire et non définitif — du Consulat et de l’Empire a été de développer avec étendue et clarté les motifs de son admiration au triple point de vue militaire, administratif, civil. — Il a tâtonné lui-même, il a faibli en bien des endroits. — Il y a quelques-uns de ses volumes publiés entre 1851 et 1860 où il a semblé revenir sur ses premiers jugements ; — mais, somme toute, il a permis aux lecteurs curieux et patients de se faire une vaste idée, une idée continue du génie et de la force complexe de son héros. Il a facilité l’étude, l’intelligence. Après l’avoir lu, on était tout préparé à lire la Correspondance, cette grande source directe, qui a fait sentir les tiédeurs de l’historien et a donné la mesure exacte de son délayage. Mais, en attendant, le service était rendu, et quantité d’esprits rétifs, prévenus, qui croyaient d’abord à un génie pareil à un volcan ou à un tonnerre et procédant par éruptions et par éclairs, s’étaient insensiblement guéris de leur idée incomplète et s’étaient accoutumés à saisir l’ensemble de cette pensée et l’unité souveraine de son développement : ils avaient fait en cela plus de chemin que l’historien lui-même, mais celui-ci les avait aidés à le dépasser.

Je ne sais si j’exprime bien ma pensée, Princesse ; elle n’est pas autre, et les critiques que vous exprimiez si vivement et que vous avez droit d’élever mieux que personne, sont devenues sensibles à tous et se justifient de jour en jour, à mesure qu’on peut lire les pièces si originales que l’historien a eues entre les mains, et dont il n’a pas fait tout l’usage ni tiré le parti qu’il aurait pu. Il avait l’eau du Styx, et il n’y a pas trempé son style ni son glaive. Aussi cela se refera-t-il un jour ! Ce qui n’est pas écrit ne dure pas.

Pardon, Princesse, de ma dissertation. Je vous offre bien vite l’expression de mon respectueux et sincère attachement.