Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 105-109).


LXXIII


Paris, le 10 août 1762.


Combien j’aurais de choses intéressantes à vous dire, si j’en avais le temps ! mais la matinée s’est passée tout entière à lire un ouvrage sur l’institution publique : c’eût été la chose la plus utile et la plus praticable pour un royaume tel que le Portugal, qui se renouvelle ; pour nous, c’est autre chose. Les mauvais usages, multipliés sans fin et invétérés, sont devenus respectables par leur durée et irréformables par leur nombre. Cette lecture faite, il a fallu faire répéter à ma petite sa leçon de clavecin ; c’est une tâche que je me suis imposée, parce qu’elle me plaît et qu’elle lui sert, et à laquelle je ne manque guère. Cela fait, il était dix heures ; il y avait deux heures au moins que l’on m’attendait à l’atelier, où j’ai couru (car on court presque toujours pour arriver trop tard), et où j’ai trouvé un fardeau d’ouvrage que je n’expédierai qu’après avoir écrit un petit mot à mon amie ; sans cela je serais troublé. Ce devoir si doux qui m’appellerait me distrairait de l’autre ; je manquerais à celui-là, et je m’acquitterais mal de celui-ci. Je vous félicite toutes deux, chères sœurs, de vous posséder. Je serai souvent en esprit entre l’une et l’autre, mettant vos mains entre les miennes, ne sachant laquelle des deux j’aime le plus ; autant ami de l’aînée que de la cadette ; partageant également mon respect et mon estime.

Eh bien ! ce mal de jambe n’est donc pas encore fini ? Vous me rendrez fou, si vous n’y prenez garde. Pour Dieu ! mon amie, dites-moi les choses comme elles sont.

Arrêtez par de la vérité exacte cette imagination cruelle qui m’exagère tout en général, mais surtout les plus petites choses qui vous concernent. Cela vous occupe peu ! tant pis. Cela ne vous inquiète point du tout ! je ne m’en acquitte que trop bien pour tous les deux.

Je crains que notre Uranie ne soit un peu trop grande pour l’enfant ; qu’elle ne sache ni jouer à cloche-pied, ni à la main-chaude, ni au pied-de-bœuf, ni à cligne-musette, ni à coucoubay, et qu’elle n’imprime, sans le vouloir, un respect qui éloigne les marques de la tendresse. Je me plie à tout cela que c’est un charme ; il est rare qu’en prenant le hochet, je ne trouve l’occasion de placer une sentence, une petite leçon sur la justice, sur la langue quand on parle mal, sur la logique quand on raisonne faux. Il faut en général se faire petit, pour encourager peu à peu les petits à se faire grands. On peut leur dire d’aussi bonnes choses sur une poupée, sur une croix de paille, sur un chiffon que sur les affaires les plus importantes. En les accoutumant à être bons dans des riens, ils sont tout prêts à être bons dans des cas importants ; mais est-ce qu’il y a des riens pour eux ? roule seule ? Cela ne se peut, c’est la femme la plus adroite à faire recrue ; il faut voir comme elle fait demander ce qu’elle veut. Il est impossible d’avoir une volonté quand il ne lui plaît pas qu’on en ait.

Puisque le récit de bonnes actions vous touche, je vous dirai toutes celles qui viendront à ma connaissance ; et, pour vous tenir parole tour de suite : Mme d’Épinay avait donné dix-huit sous à un petit garçon, pour une journée de travail. Le soir il revient à la maison, n’ayant pas un liard. Sa mère lui demanda si on ne lui avait rien donné, il répondit que non, et mentit. Cependant la chose s’éclaircit ; la mère, mieux instruite, voulut savoir ce que les dix-huit sous étaient devenus. Le pauvre petit, il les avait donnés à un cabaretier chez lequel son père avait passé la journée à s’enivrer, et épargné au bonhomme une querelle que sa femme n’aurait pas manqué de lui faire. Si on tenait compte des bonnes actions, elles seraient plus fréquentes, n’en doutez pas. C’est ce qu’on fait aussi à la Chine ; on les y publie à son de trompe : elles y ont des récompenses assurées. Nous ne savons que punir ; nous arrêtons, tant que nous pouvons, les méchants, mais nous ne nous mêlons pas de faire germer les bons : peut-être ne faudrait-il guère de châtiments pour le crime, s’il y avait des prix pour la vertu. On commet le crime par intérêt ; on aimerait autant pratiquer la vertu par le même motif, et il y aurait de l’honneur et de la sécurité de plus à gagner. Où l’on donne une bourse d’or à l’homme bienfaisant, on n’en doit guère voler.

Grimm et elle sont partis hier pour Étampes ; ils y passeront dix jours chez Mlle de Valory ; ils seront sûrement heureux, autant qu’il est possible. Avec des procédés, quelque bien observés qu’ils soient, on n’a rien à reprendre, et l’on n’est pourtant contente de rien ; c’est que ce n’est pas un équivalent : c’est la monnaie de la tendresse. Tous les égards du monde ne valent pas une caresse, un sourire, un mot doux, même une querelle délicate, un reproche obligeant, une petite bouderie sur un refus même placé, en un mot, toutes ces tracasseries que je fais si bien, de propos délibéré, sans être offensé.

Le temps fera pour lui, j’en suis sûr ; il est déjà moins réservé. La honte de pratiquer en ma présence un conseil que je lui avais donné ne l’a point arrêté ; rien n’arrête cet homme, quand il s’agit de faire bien ou mieux. Nos femmes se sont vues, et cela s’est passé à merveille.

Faites mon compliment à M. Vialet ; dites-lui que je vous ai choisie pour mon interprète et mon secrétaire auprès de lui ; cela ne lui déplaira pas. Il m’a mandé que l’académicien qui avait écrit sur les ardoises de la Meuse avait dit tout plein de bêtises. Exigez de lui qu’il m’envoie l’état le plus scrupuleux de ces bêtises-là, pour en faire usage en temps et lieu. Qu’il s’en rapporte surtout à ma prudence, je ne le compromettrai pas ni moi non plus ; avec de l’honnêteté et l’amour de la vérité tout se dit sans blesser personne.

Vous voyez bien que je réponds à votre dix-huitième et que je la suis ligne à ligne. Je n’aurais pas assez de place pour la suivre jusqu’au bout, d’autant qu’il y a certains points sur lesquels je serai bien aise de m’étendre : j’y reviendrai. Celle-là n’ira pas au dépôt sitôt.

Le capitaine enragera du succès de Vialet ; encore un prix de gagné, et c’est un homme perdu. Tout cela sera présenté aux supérieurs comme des distractions, et le supérieur le croira, et le reste vous le devinez. M..... sera toujours mené par le nez ; le goût qu’il a pour Uranie y contribuera. On se fait secrètement un mérite de mille petites injustices faites en faveur du mari, quand on en veut à sa femme.

Mais s’il avait fallu trouver aux filles de Morphyse des époux dignes d’elles, elles seraient encore à marier toutes trois. Il fallait un sylphe à Uranie ; et un grand ange, un ange d’annonciation à l’aînée ; pour vous, l’ami Diogène, mais avec un petit bout de draperie bien ou mal attaché, et vous avez en moi tous les droits selon les instants ; mais le Diogène s’en va tous les jours : dans huit ou dix ans, il n’en restera pas le moindre vestige.

Adieu, mon amie ; portez-vous mieux. Je vous embrasse de tout mon cœur. Quand le Diogène sera parti, vous me céderez à Uranie, auprès de laquelle je serai sylphe pendant cinq ou six ans, au bout desquels la tête s’affaiblissant, les préjugés renaissant sur les ruines du sens commun et de la raison, les cheveux blanchissant, le dos se courbant, je donnerai le bras à l’aînée pour aller pleurer à l’église toutes les douces folies que j’aurai dites à la cadette, et toutes celles que j’aurais voulu faire avec leur sœur. Je vous aime comme le premier jour. Je vous désire et vous attends comme à notre première séparation. Je vous suis fidèle, comme si cela me coûtait beaucoup. Il n’y a que le mérite de la difficulté qui manque à tout ce que je fais. Adieu.